YSAORA THIBUS, L’HISTOIRE D’UNE RÉUSSITE

Ysaora est une escrimeuse française, mais aussi une entrepreneuse. Entre sport et égalité homme-femme, elle nous raconte son histoire. Rencontre.

Ysaora a grandi aux Abymes en Guadeloupe. À ses sept ans, elle accompagne son frère à l’escrime, premier souvenir avec ce sport. « Au final ce n’est pas mon frère mais moi qui vais accrocher. » Ce qui lui plaît, c’est le face à face avec l’adversaire et le jeu qui s’instaure lors d’un combat. Deux ans après, elle termine troisième dans une compétition locale. « J’ai pleuré parce que je voulais être la meilleure, je n’avais pas l’impression d’être allée au bout. J’ai découvert que j’étais très compétitrice. » S’enchaînent suite à cela les entraînements avec son club et les compétitions dans les Antilles et en Amérique. La première doudoune de sa vie, elle la porte lors d’un tournoi en métropole. « Quand je finissais l’école, j’allais au club parce que c’était là que j’aimais être. C’était une belle aventure humaine. » Une passion qui se raffermit lorsqu’elle entre en classe Sport-Études, sans pour autant envisager une carrière dans le sport. « Je ne prenais pas vraiment l’escrime au sérieux, j’avais été plusieurs fois Championne de France mais je faisais ma vie d’adolescente. À 15 ans, on me propose de rejoindre le pôle espoir en métropole, je refuse d’abord avant d’y aller à 17 ans et je rentre en internat dans le sud. »

Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club
Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club

Sans famille sur le territoire, elle change de coach et de vie pour Aix en Provence où elle passe un bac S et commence les compétitions internationales. « Quand tu pars de la Guadeloupe, c’est pour entamer un projet, faire des études. Je voulais revenir avec des résultats. L’exigence que j’avais pour le sport, je devais aussi l’avoir pour les études. » Après son bac, elle entame une licence d’économie à La Sorbonne et fait tout pour entrer à l’INSEP dont elle devient la plus jeune membre en escrime à l’époque et obtient sa première médaille mondiale. Contrairement aux sports comme le football, un club d’escrime ne paye pas ses athlètes au mois, il n’y a pas de prime de tournoi, et il paraît difficile d’en faire un métier. Ysaora se rend compte qu’elle n’a pas choisi la voie facile. « Quand je rentrais de compétition, je devais étudier, dès qu’on avait du repos, je rattrapais mes examens… Les coachs ne se préoccupaient pas de ça, je devais juste arriver à l’heure à l’entraînement. »

 

Malgré les difficultés, les résultats et le sort décident de ses premiers Jeux Olympiques à 20 ans. L’équipe de France décide de tester des jeunes dans l’équipe. « Je n’aurais jamais pensé aller au Jeux Olympiques, je n’étais pas du tout prête et pourtant ça a marché. On a réussi à se qualifier pour l’épreuve par équipe. » Elle raconte le voyage en première classe, les paquets de vêtements offerts par l’équipe de France, le village olympique entouré des meilleur.e.s athlètes et le stade plein à craquer. « Toute ma famille avait fait le déplacement de la Guadeloupe pour l’occasion. On te fait comprendre que gagner une médaille olympique peut changer ta vie. » Elle remporte un premier combat contre la championne d’Europe de l’époque, mais perd au tour suivant. « C’est à partir de ce moment là que je me dis que je veux être championne olympique et qu’un jour, je serais première mondiale. » Elle rentre de Londres avec un objectif en tête : être en position de remporter une médaille lors des prochains Jeux à Rio quatre ans plus tard. Cette fois, c’est en individuel qu’elle se qualifie et finit cinquième, à 2 touches du podium.

Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club
Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club

C’est là qu’elle rencontre celui qui deviendra son partenaire de vie et de fleuret, l’escrimeur Race Imboden. Elle part à Los Angeles, commence à s’entraîner avec lui et découvre un autre système. Sans structure pour l’accompagner, Ysaora doit trouver elle-même les financements et les ressources pour payer son coach, gérer la logistique et l’administration, prendre en charge ses voyages et mettre en place sa stratégie. « Il y a cette idée américaine que tout est possible à celui qui s’en donne les moyens. C’était une période très compliquée car en plus d’être athlète, j’étais aussi cheffe de projet. » Multipliant les casquettes, Ysaora devient CEO d’elle-même. « C’était important pour moi de créer ma propre voie, de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait avant dans mon sport en France. »

 

Malgré des débuts difficiles, ses efforts commencent par payer et elle devient vice-championne du Monde, la médaille qu’elle aurait voulu avoir aux Jeux. Le poids qu’a cette compétition face à toutes les autres est écrasant et l’obsession ne faiblit pas. « Dans les sports comme les nôtres qui n’ont pas la chance d’avoir de championnats populaires, rien n’est plus important. Il y a des athlètes qui ont une seule médaille dans leur vie aux Jeux et qui sont beaucoup plus populaires que des athlètes 5 fois champions du monde. » Il n’est pas question de niveau ou de performance mais de médiatisation et de popularité de l’événement. « Il y a aussi le fait qu’on te demande de tout donner sur une seule journée, la pression est énorme. » Avant les jeux, tous les sponsors et les médias s’intéressent aux athlètes, puis l’adrénaline chute directement après, si les résultats ne sont pas présents.

 

Elle déménage en Italie et s’entraîne pour Tokyo jusqu’à début 2020. Au début de l’épidémie, Ysaora se trouve aux États Unis. « C’était un moment fort à vivre parce qu’on est en plein pendant les événements Black Lives Matter, Race et moi avons participé à plusieurs manifestations. Il avait posé un genou à terre lors d’une compétition pendant l’hymne national, ce qui lui a valu une période de probation. » Ysaora m’explique qu’il est interdit de protester, de faire de gestes politiques ou activistes lors des compétitions olympiques. « En tant qu’athlète, on aimerait utiliser nos plateformes pour dire des choses importantes et parler de discriminations, d’injustices, d’inégalités, de sujets de société. »

Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club
Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club

Présente sur Instagram, la jeune femme montre aussi son quotidien, teinté d’entraînements, de retours en Guadeloupe et de sa passion pour la mode et l’art. « La mode a toujours joué une partie importante dans ma construction personnelle. Quand j’étais jeune, mes cadeaux avaient souvent un rapport avec la mode ; je voulais apprendre à dessiner et faire mes propres vêtements. » Une façon de se découvrir autrement que par le sport. Montrer toutes les facettes de sa féminité est une forme de revendication dans un monde ou les discriminations sexistes sont toujours une problématique actuelle. « En tant que femme, tu te prends des réflexions sur ton corps, tes muscles, ta façon de t’habiller ou de te comporter. Pourtant il n’y pas de définition de la féminité, chacun.e doit se sentir apte à faire comme bon lui semble peu importe le milieu dans lequel il ou elle évolue. »

 

C’est cette question d’identité mais aussi la question de l’égalité homme femme qui la pousse à créer Essentielle Stories, une plateforme qui met en avant des parcours de femmes dans le sport. « Il y a cette idée actée que la performance masculine est au-dessus de la performance féminine. Les femmes sont vues comme moins divertissantes, moins intéressantes, moins fortes, moins capables. C‘est un milieu où l‘on arrive très jeune, où l‘on est coupé de notre famille, on grandit en devant s’accoutumer à cette idée. » Essayer de déconstruire les pensées, reprendre les remarques sexistes faisait déjà̀ partie de son combat personnel mais ce projet répond à un besoin plus grand de créer une contribution au changement. Si les femmes ont autant d’obstacles dans le sport c’est parce que c’est aussi le reflet du monde dans lequel on vit. « Les premières interviews sont très engagées. On parle d’inégalités, de maternité, de militantisme, le tout avec une esthétique qui met en valeur les invitées. Les hommes athlètes ont souvent les meilleurs shootings, les meilleurs documentaires… Le visuel aide à véhiculer des messages de fond. On mérite plus que la dernière page du magazine ou le petit encadré de la couverture. »

Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club
Ysaora Thibus - © Aida Dahmani du collectif Jdid Club

Déjà qualifiée pour les Jeux de Tokyo, Ysaora devrait être en phase pour être médaillée olympique et pourtant le mental et les ressources matérielles ne sont pas au rendez-vous. Elle retourne à l’INSEP, change de coach six mois avant le début de la compétition. Le changement brutal de système et les annulations constantes des compétitions fragilisent l’escrimeuse qui voit son mental affecté. « Lors d’un stage au Japon, je fais une crise d’angoisse pour la première fois de ma vie. » Les escrimeuses réussissent tout de même à décrocher une médaille en équipe. Cet évènement la pousse à utiliser sa plateforme pour parler de santé mentale et de défaite. « L’aspect mental est une aide à la performance mais la question de la santé mentale n’est pas vraiment discutée. Toute ton estime de toi-même est basée sur ta performance et le côté humain est complètement délaissé. Après les Jeux, tu continues ta vie et tu process les événements seul.e. Dans une série d’interview, je voulais inviter des athlètes féminines médaillées mais aussi celles qui n’ont pas obtenu de médaille. » Cela va même au-delà de sa propre perception car le regard de l’entourage professionnel est aussi basé sur la performance. « Quand tu es athlète, tu travailles constamment dans ta zone rouge. J’en suis arrivée à un stade où une victoire est normale et une défaite est la fin du monde. Quand on gagne une médaille, on est mentalement déjà dans la prochaine compétition. » Après la compétition de Doha en mars 2021, Race et Ysaora décident de prendre le temps de célébrer leur victoire, ce qu’ils n’avaient jamais fait auparavant.

 

On comprend à l’émotion de la jeune femme en racontant Tokyo que la médaille ne fut pas facile à avoir et qu’elle représente beaucoup de travail. Ysaora s’excuse « Désolée, ce n’est que du sport. » Pourtant, ce n’est pas le cas. C’est tout un projet de vie avec une ambition sans faille qu’elle nous partage, dans ses victoires et ses défaites, dans sa sincérité́ et sa vulnérabilité.

 

Un article de Lyna Malandro, produit par le collectif Jdid Club

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