Trouver son chemin sur les routes du plaisir

Chloé, Stéphanie, Clémence, Hélène et Adèle nous racontent leur rapport à la jouissance et au plaisir.

Texte blanc sur fond noir "Jouir (ou pas?)"
© PAUL.E

Squirter, sortir des pratiques « vanille », collectionner les sextoys et par-dessus tout… jouir. Après des siècles de négation du plaisir dit féminin, le mouvement « sex positive » impose ses normes aux nouvelles générations. Dans le monde d’après #metoo, des activistes françaises multiplient les appels à se réapproprier son désir, à travers des comptes Instagram comme @clitrevolution et @jouissanceclub. Mais dans nos corps, les choses ont-elles vraiment changé ? Comment s’épanouit-on sexuellement dans une société toujours phallocentrée, où les appels à prendre son pied peuvent sonner comme de nouvelles injonctions paralysantes ? Et si, pour rencontrer son plaisir, il fallait avant tout se rencontrer soi-même ?

« J’ai fait ma première fois à 17 ans avec celui qui allait devenir mon mari. Lorsque j’ai parlé de lui à ma mère, elle ne m’a dit qu’une seule chose : les hommes n’aiment pas les Marie-couche-toi-là », se souvient avec regret Hélène, 52 ans, conseillère conjugale et familiale en région parisienne. « Au lycée, certaines filles étaient catégorisées comme faciles, et je ne voulais surtout pas leur ressembler. J’avais internalisé la peur d’être prise pour une salope. » Les insultes qui se murmuraient dans les cours de lycées il y a trente ans n’ont pas forcément disparu, en témoigne le concept de « slut shaming », popularisé en France dans les années 2010. Surtout, ces catégorisations peuvent laisser des traces des décennies plus tard. « Jusque très récemment, mon mec se plaignait parce que je n’étais jamais à l’initiative des rapports. Je n’arrivais pas à chercher mon plaisir, car j’avais trop intégré l’idée qu’une femme en demande n’est pas une femme bien. » Il aura fallu une grosse crise de couple pour qu’Hélène change de regard sur la sexualité. « Il y a quatre ans, mon mari et moi avons failli nous séparer, et j’ai compris que je n’avais aucune envie d’aller voir ailleurs. Je voulais simplement arrêter de me mettre des barrières. » Depuis, tout a changé pour la quinquagénaire. « Je prends beaucoup plus d’initiatives, je m’éclate, je tente de nouvelles choses. Je m’autorise à prendre du plaisir avec certaines pratiques comme la fellation, que j’ai longtemps considérée comme avilissante. J’ai même acheté le livre Jouissance Club pour expérimenter de nouvelles choses », se réjouit Hélène, qui parle souvent de sexualité avec sa fille de 20 ans pour l’inciter à multiplier les expériences.

La revanche du clitoris

On sait qu’en France, il a fallu attendre 2017 pour voir le clitoris représenté correctement dans un manuel scolaire de SVT. À une époque où le tube de l’été raconte les aventures des « wet ass pussies » de Cardi B et Megan Thee Stallion, les plus jeunes sont pris.es entre des injonctions contradictoires. « Les combats féministes permettent aujourd’hui un véritable accès aux informations sur le plaisir, notamment sur les réseaux sociaux comme Instagram. On peut même parler de véritable revanche du clitoris ! Et c’est une bonne chose, car l’épanouissement sexuel passe par la connaissance », remarque Laura Beltran, psychologue clinicienne, sexologue. « Mais le problème, c’est que cette avancée va aussi avec des injonctions sociales : la sexua- lité est beaucoup plus présente dans les discours publics, avec cette idée qu’on n’est pas normal.e si on n’a pas deux rapports par semaine, ou si on n’arrive pas à avoir des orgasmes. On a cette pression à être un bon coup, qui peut être très mal vécue par certaines personnes », regrette la co-autrice de l’ouvrage Les Femmes et leur sexe (Payot, 2017).

Clémence, étudiante en DUT techniques de commercialisation à Caen, essaye de parler le plus souvent possible de sexualité avec ses amies, pour défaire les tabous et les clichés. Aujourd’hui âgée de 19 ans, elle confie avoir eu beaucoup de mal à se sentir à l’aise avec ses premiers partenaires. « Je n’ai pas de complexe vis-à-vis de mon physique, mais j’ai cette peur de décevoir. Jusque récemment, avec mes copains, je me mettais beaucoup de pression pour être excitée tout le temps, pour être à la hauteur de leurs envies. Il y a une vraie injonction à la performance qui peut nous bloquer. Aujourd’hui encore, je ne parviens pas à avoir d’orgasmes avec un partenaire. C’est difficile de lâcher prise. » Après des relations amoureuses compliquées, Clémence a rencontré il y a quelques mois un garçon avec qui elle se sent vraiment en confiance. « Quand on fait l’amour, il y a une forme d’osmose, j’ose lui demander ce dont j’ai envie et je sens que je me rapproche de l’orgasme», raconte timidement l’étudiante, avant de préciser : « Quand je me masturbe, en revanche, je jouis facilement. Il n’y a que moi qui entre dans l’équation et je me sens beaucoup plus libre. »

Selon la sexologue Laura Beltran, cette situation est très commune – c’est même l’un des motifs de consultation les plus courants. « De nombreuses femmes (cisgenres, ndlr) viennent me voir pour parvenir à avoir des orgasmes avec leur partenaire », observe la thérapeute, pour qui ce phénomène est lié à des normes sociales, et notamment aux contraintes liées à la performance de la féminité. « On apprend à croiser les jambes, être épilées, porter des soutiens-gorge… Pas étonnant que le lâcher-prise soit plus compliqué ! La façon d’agir dans le monde a des répercussions sur le corps intime. »

Explorer qui on est

Avoir conscience de son corps, être en accord avec la façon dont nos partenaires nous regardent et nous désirent, c’est pour Adèle, 26 ans, l’une des clés de l’épanouissement sexuel. Née assignée garçon, cette étudiante en droit à Rennes a dû attendre ses 21 ans pour se sentir à l’aise dans sa sexualité. « Entre mes 15 et mes 20 ans, j’ai eu une phase où je faisais des rencontres sur les applications gay. J’accumulais les rapports sans prendre de plaisir. Je n’aimais pas la posture dans laquelle ça me mettait, parce que ce que je voulais, dans le fond, c’était un rapport hétérosexuel. » Ce n’est qu’après le début de sa transition qu’Adèle rencontre un homme ouvert d’esprit, intelligent, désireux de la connaître pour qui elle est. Et au lit, ça change tout : « Nous sommes resté.e.s cinq ans ensemble. Il me trouvait belle et son regard m’a beaucoup aidée à m’accepter. Grâce à ça, j’ai appris à aimer mon corps, à prendre soin de moi. Avec lui, j’ai aussi eu mes premiers orgasmes. » Aujourd’hui, Adèle fréquente un autre homme qu’elle a rencontré à la fac. Au fil du temps, elle a compris ce qui lui procurait le plus de plaisir : « J’aime faire durer les rapports, discuter, faire une pause pour fumer, prendre le temps de jouir plusieurs fois. »

S’autoriser à ne pas avoir envie

Selon Laura Beltran, les causes du désir naviguent entre l’esprit et le corps, exprimant des envies et des craintes qui nous sont propres. « Certaines personnes ont par exemple davantage de désir pendant leurs règles, peut-être parce qu’elles n’ont pas envie de tomber enceintes. D’autres, au contraire, ont une libido plus forte pendant l’ovulation, ce qui peut être le signe qu’elles voudraient avoir des enfants ! », explique la sexologue, selon qui les hormones, les normes sociétales, la situation de couple et le rapport à soi-même peuvent influencer le désir au fil des ans. « Le travail du sexologue, c’est de voir ce qu’il se passe chez le ou la patient.e pour l’aider à se comprendre. Et parfois, c’est aussi de lui permettre de s’autoriser à ne pas avoir envie de faire l’amour. »

Chloé, auteur et militant féministe non-binaire de 28 ans, a récemment décidé d’accepter de donner moins de place au sexe dans sa vie. Il a grandi avec un père violent et alcoolique, et a hérité de son enfance une forme d’hypervigilance permanente. « Pendant des années, j’étais presque toujours en dissociation pendant les rapports sexuels, dans un écart par rapport à moi-même. J’étais constamment sur mes gardes et ça me faisait culpabiliser. Une fois, j’ai même pleuré pendant l’acte et mon copain ne l’a même pas remarqué. » Il y a quelques années, en découvrant les milieux militants féministes, il a compris qu’il serait plus heureux en renonçant aux relations avec les hommes cisgenres. Depuis, Chloé a rencontré un partenaire lui aussi non-binaire, qui sait se montrer bienveillant et empathique. Il a encore certains blocages pendant l’amour, mais a décidé de ne plus voir ça comme un problème à régler. « Je suis entré dans cette démarche où je décentre la sexualité, car peut-être que pour moi, ce n’est finalement pas si important que ça. Ça me fait beaucoup de bien de voir les choses comme ça, d’arrêter de me pathologiser. Dans ma relation actuelle, le sexe n’est pas un pivot. C’est juste une activité parmi d’autres ! »

Naviguer entre différentes facettes de soi-même

Pour trouver leur épanouissement, d’autres doivent au contraire accumuler les pratiques extrêmes ou spirituelles. C’est le chemin qu’a parcouru Stéphanie Doe, sexothérapeute et professeure de shibari. La trentenaire à frange brune nous reçoit à L’École des Cordes, à Joinville-le-Pont, où elle exerce cette technique de bondage japonais avec son compagnon, Alex. Après onze ans de mariage à pratiquer une sexualité plutôt conventionnelle, Stéphanie découvre les milieux BDSM et multiplie les expériences en trio. De fil en aiguille, elle se familiarise avec ce monde-là et devient dominatrice professionnelle. Au contact du travail du sexe, voyant tout ce qui s’exprime d’intime dans les fantasmes de ses client.e.s, elle décide de suivre une formation de sexothérapeute, en parallèle de sa propre thérapie. « J’ai découvert qu’on peut s’adonner au BDSM pour de mauvaises raisons, par fausse ouverture d’esprit, par envie de garder l’être aimé ou par désir de rejouer un trauma – ce qui peut être très dangereux si on ne le fait pas dans des conditions sécurisées », prévient-elle. En travaillant sur elle-même, Stéphanie comprend qu’elle a pris ce rôle de dominatrice pour se protéger après un premier rapport sexuel non consenti à 14 ans, dont elle garde de lourds traumatismes. « Je pense qu’on devrait tous.tes regarder en face nos fantasmes pour comprendre d’où ils viennent, comment notre corps est connecté avec notre psyché, pour vivre notre sexualité en pleine conscience. » La thérapeute a dû réapprivoiser son corps, et s’ouvre depuis peu à de nouvelles pratiques liées au tantra et à la sexualité sacrée. Entre ses différents terrains de jeu, dans la sphère professionnelle et dans la sphère intime, elle pense avoir trouvé son équilibre. « Pour moi, une sexualité épanouie, c’est un espace où on peut naviguer entre les différentes facettes de soi-même, et surtout où on est aligné.e avec ses valeurs. Parce qu’on trouve du sens à ce qu’on fait », conclut-elle dans un sourire. Avant d’ajouter, en soufflant sur sa tasse thé : « Choisir sa sexualité en conscience, quelle que soit la forme qu’on lui donne, c’est se mettre en position de puissance. »

Article du numéro Paulette 51 « Vibrer » par Célia Laborie

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