SE PLAINDRE, LE NOUVEL ARGUMENT SELF-CARE ?

Puisque la complainte ne semble pas près de nous quitter de si tôt, autant tenter de la justifier.

Je râle. Beaucoup. Pour pas grand chose et quand j’y réfléchis, pour pas mal de choses à la fois. Je râle comme un réflexe quand je ne sais pas quoi dire, quand quelque chose m’agace et qu’il n’y a pas de solution évidente à un problème pourtant, avouons-le, clairement surmontable. Une sorte de réaction automatique à des événements plus ou moins sérieux qui parsèment mon quotidien. Mon doigt de pied se cogne dans le coin de la table ? Je râle. Pénurie d’infusion pomme-cannelle au Franprix ? Je râle. Il pleut ? Je râle. Il fait chaud ? Je râle. Mon chargeur d’ordi demande que je quitte mon lit pour l’atteindre, et continuer sereinement mon marathon You ? Vous l’aurez compris, je râle.

Ce qui est dramatique, c’est que la complainte vient avant l’évaluation sincère et méthodique de la situation. Plutôt que de maudire ma bonne étoile dès que l’univers perd une de mes pinces à cheveux plates, je pourrais juste me taire et les chercher. Réaliser que rien n’arrive contre moi et qu’en réalité, 1/ je me suis foutue dans cette situation complètement seule et 2/ je peux m’en sortir en moins de temps qu’il en faut pour lever les yeux au ciel. Deux fois. 🙄

On ne va pas se mentir, je n’ai rien d’un cas isolé. Si un jour j’ai cru que ce petit côté de ma personnalité faisait de moi un être d’exception, je me suis vite rendu compte qu’au jeu de la plus agacée, on était des milliers. Et en France n’en parlons pas. On pratique la complainte comme un sport national, duquel on aurait remporté deux étoiles haut la main – sans même que les Belges nous demandent des comptes.

On lit d’ailleurs pas mal de témoignages de Français qui ont décidé d’arrêter de râler au 1er janvier comme on arrête la clope (soit pendant deux semaines avant de reprendre frénétiquement). “Jour 3 : J’ai passé trois heures de train à côté d’un bébé colérique, et je n’ai même pas écrit à ma mère pour m’indigner. Je tiens le bon bout”. “Jour 8 : Ca y est, je rentre dans le dur. Parfois je rêve de pouvoir me plaindre du temps pourri qu’on se tape à Paris depuis un mois. Bon, j’imagine que je viens de craquer.” “Jour 14 : J’abandonne, la vie tout-sourire m’est hermétique. Et puis je préfère râler et être honnête qu’afficher une expression d’hypocrite h24. En vrai mon Deliveroo a dix minutes de retard, c’est la goutte de trop”.

Personnellement, je ne suis même pas arrivée jusqu’à considérer le sevrage. Et je ne crois pas être si aigrie que ça ? J’aime même à penser que pester contre tout et n’importe quoi me rende, en fin de compte, plus heureuse. Comme si extérioriser mes micro-tracas du quotidien les chassait instantanément de mon esprit, et réduisait ma frustration à quasi néant. Il se pourrait même que ce phénomène bien de chez nous (quoique les Britanniques en tiennent aussi une bonne couche) ait davantage de bienfaits que de réels inconvénients. Selon une experte en psychologie, la Docteure Robin Kowalski, il paraîtrait que se plaindre ait à voir avec le bien-être. Si tant est qu’on ne le fasse pas n’importe comment.

Dans un article relayé par Slate (rédaction trop parisienne pour ne pas faire partie du club), elle explique ainsi qu’il y a des règles dans l’art de se plaindre sainement. Et ces règles ont toutes un but : rendre les jérémiades productives. Pleurnicher oui, mais seulement si on en fait quelque chose de concret. Une sorte de carburant à se réaliser, en somme. On verbalise ce qui nous insatisfait, ce qui nous fait peur, ce qui nous stresse, et on prend de la hauteur pour mieux traverser une situation précise. L’objectif étant de ne surtout pas se complaire dans sa complainte, au risque de rester bloquée dans un tourbillon de négativité notoire qui n’aurait plus rien de charmant – car oui, râler un peu, c’est charmant. Enfin j’espère.

Autre avantage de taille : le lien social. A l’image de la small talk à l’anglaise, exprimer son mécontentement peut aussi devenir une façon d’échanger et de trouver un terrain commun avec son prochain. Que celui ou celle qui n’a jamais regardé son voisin de métro, d’un air exaspéré entendu, à l’arrivée du joueur d’accordéon dans la rame me jette la première pierre. J’aime profondément la musique, mais se taper Baila la bamba sur la 8 en heure de pointe, coincée entre un sac à dos et une haleine caféinée douteuse, c’est non. Partager un moment de crispation commune permet de dédramatiser cependant, et de voir le comique dans les moments les plus pesants des transports parisiens.

Alors bien sûr, il ne s’agit pas non plus de faire l’apologie de l’aigreur. Personne ne veut finir seule à ruminer ses propres remarques désobligeantes. Seulement la Dre Kowalski n’a pas tort : se plaindre a du bon. On exploserait certainement de l’intérieur si on gardait toutes ces petites critiques cyniques pour nous. Ou on s’emmerderait sévère. Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une conversation sans complainte. Que dirait-on après « ça va », sinon une longue tirade sur l’absence traumatisante de fève dans notre galette ? Rien d’intéressant, on est d’accord. Et puis de toutes façons quoiqu’on en dise, toutes les excuses sont bonnes pour continuer de râler.

Article de Pauline Machado

Partager sur :

Vous pourriez aimer...