Jeanne Friot, la créatrice de mode qui mène une révolte écarlate
Avec “Red Warriors”, la créatrice parisienne Jeanne Friot signe une seconde collection chargée politiquement et acclamée par la critique. Chez cette femme au carré blond platine, il y a un don pour revisiter le monde à travers le vêtement, lui donnant un twist queer toujours pertinent.
Ce n’est plus un secret : l’industrie de la mode pollue. Beaucoup. Aussi vorace en eau qu’elle est généreuse en CO2 et en microplastique, elle vit un moment charnière de son histoire. Face au changement climatique, elle doit changer. Ça, Jeanne Friot l’a bien compris. Aux côtés de noms comme Marine Serre et Kevin Germanier, elle trace la route vers une nouvelle façon de concevoir les vêtements.
Parisienne de souche, Jeanne Friot l’est assurément. Née en plein cœur de la capitale, elle fait ses classes entre l’École Supérieure des Arts Appliqués Duperré, dans le Marais, et l’Institut Français de la Mode, quai d’Austerlitz. Deux formations qui lui apprennent pour l’une, les arts techniques du textile, et pour l’autre, les rouages du commerce. De quoi préparer au mieux son entrée dans l’arène parfois cruelle du milieu de la mode. Celle que l’on reconnaît à sa coiffe singulière est la fille de parents évoluant dans le monde de la culture. Sa mère travaille dans l’édition musicale, au sein de la maison de disque Warner Chappell, et son père, artiste plasticien, emmène très tôt la jeune Jeanne d’expositions en expositions, où elle forge rapidement des références pointues. Mais, dans son art bien à elle – la mode – la créatrice s’est habituée à distiller des influences qui lui sont propres, de l’autrice lesbienne Monique Wittig aux créatrices punk Vivienne Westwood et Sonia Rykiel.
Partir là-bas
Queer et punk : tels sont les fondamentaux de la mode de Jeanne Friot. Après être passée par APC, Maison Kitsuné, Wanda Nylon et Balenciaga, elle finit par créer son propre label, sous son vrai nom, en plein confinement. Depuis, ce sont trois collections qui ont vu le jour, dont la dernière en date puise directement dans le conte de La Petite Sirène, ou plus exactement, dans la vie de son auteur. Les écrits épistolaires d’Hans Christian Andersen révèlent en effet l’amour désespéré qu’il portait pour Edvard Collin, le fils de son bienfaiteur. L’écriture de La Petite Sirène débute ainsi le jour du mariage de ce dernier avec Henriette Thyberg – mariage auquel Andersen n’est même pas convié. Ainsi, l’écriture devient pour lui comme la tentative désespérée de vivre cet amour impossible.
Pour mettre en scène un tel récit, et lui apporter une fin moins tragique que le conte originel, Jeanne Friot choisit de mêler les matières. Le jean est délavé et bordé de sequins en PVC. Les coquillages ramassés sur la plage sont nettoyés, poncés et vernis pour recouvrir le corps des mannequins. Le résultat ? Une collection présentée au Palais de Tokyo, à la fois puissante et nacrée, aux reflets froids et presque liquides. Un contraste étonnant avec sa proposition précédente, qui faisait de la couleur rouge son cœur névralgique, imaginée en réponse à la révocation de l’arrêt “Roe vs Wade” aux États Unis, arrêt qui garantissait aux Américaines le droit à l’avortement.
Guerrières écarlates
Intitulée “Red Warriors”, cette collection prend le nom d’un groupe d’activistes antifascistes ayant agi dans Paris au crépuscule des années 80. Ce nom, Jeanne Friot le revisite de manière clairement littérale. Des fards sous les yeux des mannequins, aux robes faites de ceinture, en passant par une jupe en tartan (clin d’œil à Vivienne Westwood, récemment disparue), tout était rouge. Et pas n’importe quel rouge : le rouge le plus primaire, le plus sanglant, le plus criard. Comme si la collection était précisément cela : un cri, assené face au glissement réactionnaire d’un monde, où les femmes étasuniennes voient leur droit d’avorter piétiné par une classe conservatrice, où l’extrême-droite exerce un pouvoir sans retenue en Italie, où les violences faites aux femmes iraniennes ne cessent de croître. Sur un sweat à capuche porté par la créatrice elle-même le jour du défilé, on pouvait lire l’inscription suivante : “Nous sommes les petits-enfants des sorcières que vous n’avez pas pu brûler” – slogan récurrent pendant les manifestations féministes, assorti ici d’un twist non-genré.
Présentée au Palais de Tokyo en janvier 2023, “Red Warriors” est la première collection de Jeanne Friot qui défile. Une occasion toute trouvée pour transformer ses mannequins en guerrières (volontairement genrées au féminin dans ce texte, ndlr) écarlates. On pourrait même parler de guérillères, nom d’un texte de la susmentionnée Monique Wittig, l’une des icônes de Jeanne Friot, dont un extrait fut scandé en ouverture de défilé par l’artiste suisse Vendredi sur Mer. Ensuite, place aux vêtements, parmi lesquels une longue robe rouge couverte de perles brodées à la main. Le résultat donne évidemment l’impression que des centaines de gouttes ruissellent sur le corps immaculé du modèle. “Red Warriors”, c’est aussi un manteau en fausse fourrure gelée, des jeans à plumes, devenus la signature de la créatrice, et des cuissardes démesurées, tant dans leur couleur intense que leur taille impressionnante. Elles étaient portées par la mannequin québécoise atteinte d’alopécie Coco Labbée, qui, à l’arrière de son crâne chauve, arborait un tag rouge – évidemment – épelant : “JEANNE FRIOT”.
Le rouge et le noir
C’est simple : dans cette collection, tout était rouge, jusqu’aux cheveux de certains mannequins, teints pour l’occasion. Une avalanche de flamboyance qui aurait pu virer à la surdose, si Jeanne Friot n’avait pas le talent de l’équilibre. Face au rouge rutilant, le noir contrebalance, afin d’apporter une certaine sobriété à l’ensemble, notamment grâce à des costumes sombres superbement réalisés. Et si les activistes Red Warriors avaient pour habitude de s’occuper de la sécurité pendant les concerts des Béruriers noirs (groupe punk rock français des années 80), c’est Amyl and the Sniffers, artistes australien·nes pour leur part, que convoque Jeanne Friot pour la bande son de son défilé. Menée par la géniale Amy Taylor, digne héritière des riots grrrls (ce mouvement punk et féministe d’Amérique du nord, dans les années 1990), la musique du groupe punk s’associe à la perfection à la démarche des mannequins. Si dynamique qu’elle en devient presque agressive.
Car avec Jeanne Friot, il semble toujours être question de ça : l’urgence de créer, tout de suite, maintenant. L’urgence de se révolter. Dans une volonté radicalement écologique, tous les vêtements de la marque sont fabriqués à partir de stocks dormants, rachetés aux maisons de luxe. Mais, l’engagement va plus loin encore : toutes les créations sont réalisées en France, à La Caserne. Situé dans le 10ème arrondissement de Paris, ce lieu alternatif incarne “le plus grand accélérateur de transition écologique dédié à la filière mode et luxe en Europe”, des dires de ses représentant·es. C’est au sous-sol que travaille intensément Jeanne Friot et son équipe, pour produire la mode de demain : une mode éthique, non-genrée, et définitivement pleine d’énergie. La preuve de son succès ? Elle s’est déjà invitée jusque dans la garde-robe du groupe Måneskin, de la chanteuse Izia ou encore de Madonna.
Article de Lolita Mang publié dans PAUL.E BOLD FW24