« Corps Noirs », Christelle Bakima Poundza questionne la mode en donnant la parole aux femmes noires

L’autrice et podcasteuse Christelle Bakima Poundza livre dans son premier essai, Corps Noirs, un constat lucide sur l’industrie de la mode française.

© Christelle Bakima Poundza

Sorti aux éditions Les Insolentes, Corps Noirs interroge la place des femmes noires dans la mode. Longtemps invisibilisées, parfois muses, les femmes noires souffrent encore d’un manque de représentation. Grâce à ses multiples expériences dans le milieu qui ont motivé l’emploi de la première personne pour ce premier livre, Christelle Bakima Poundza invite ses lecteur·rices à agir sur ce milieu, car « ensemble on va faire de grandes choses ». 

PAUL·E : POURQUOI AVOIR APPELÉ VOTRE OUVRAGE “CORPS NOIRS” ? 

Christelle Bakima Poundza : J’ai choisi ce titre parce que je voulais « retourner le stigmate ». Sur la couverture de Corps Noirs, figure un collage avec une multitude de femmes noires qui contribue à les humaniser. Je voulais montrer que derrière toutes ces pratiques, que la mode et la société peuvent faire subir à ces [nos] corps, il y a des personnes, des histoires, des identités. Et c’est à ça que je voulais revenir. 

P. : LA REPRÉSENTATION EST-ELLE UN ENJEU IMPORTANT ? 

C.B.P. : Je pense que la représentation est un droit humain. Pour se projeter et avoir des rêves dans la vie, il faut voir des gens qui l’ont fait avant nous. Même si on peut faire quelque chose sans avoir eu de modèles, les barrières mentales sont beaucoup plus difficiles à faire tomber. C’est pour cette raison que je mélange à la fois des analyses, des expériences personnelles mais aussi des faits dans Corps Noirs, pour montrer que tout est lié. Quelque chose qui peut être décidé lors un briefing dans un bureau peut avoir un impact sur une personne qui va lire un magazine et ne pas s’y voir, qui va se trouver confrontée À des publicités et ne pas s’y identifier. Je voulais montrer que toutes les décisions sont liées. 

@ Coralie Sapotille

P. : LA MODE A- T-ELLE VOCATION À ÊTRE UN MIROIR DE LA SOCIÉTÉ OU UN VECTEUR DE CHANGEMENT ? 

C.B.P. : Je pense que la mode c’est à la fois le miroir de la société. Ce qui se passe dans la mode, c’est aussi ce qui se passe dans la société, mais avec des dynamiques différentes et donc forcément des dynamiques de racialisation, d’oppression face à la question du genre, des corps. La mode c’est aussi un laboratoire exceptionnel pour penser le changement. On sait que le fait que certains designers, ou que certaines mannequins, existent et soient vues dans la lumière contribuent à changer les mentalités. Donc, je pense que ce sont les deux à la fois. Mais ce que j’ai voulu dire dans mon livre, c’est que la mode n’est pas qu’un vecteur de changement, elle est aussi un vecteur d’oppression et de recréation de cette dynamique. 

P. : QUELLE MANNEQUIN NOIRE VOUS AS MARQUÉE DANS VOTRE EXPÉRIENCE PERSONNELLE ? 

C.B.P. : À vrai dire, j’en parle dans Corps Noirs et c’est assez ambivalent. Il y a eu énormément, en grandissant, de mannequins noires que j’ai eu l’occasion de voir, de croiser dans mes magazines, à des défilés. Mais il y en a aucune, à vrai dire, à qui je me suis véritablement identifiée. En fait, le monde du mannequinat est tellement inaccessible. On cite souvent l’exemple de Naomi Campbell. Bien sûr qu’étant une jeune femme noire qui aime la mode, Naomi, c’était un exemple, c’était un modèle, un idéal, mais elle est à 1000 lieues de ce à quoi je ressemble, de ce que moi je vis comme type de réalité. Donc, je pense que l’enjeu est là : « Pourquoi toutes les jeunes filles noires qui aiment la mode n’ont que Naomi en exemple ? ». Non pas pour montrer que le problème c’est Naomi, mais que c’est un problème d’avoir uniquement un certain type de corps représenté et non pas une diversité de corps noirs présentés, avec leurs histoires. 

P. : VOUS AVEZ UNE ANALYSE NUANCÉE SUR LA REPRÉSENTATION DES CORPS NOIRS…

C.B.P. : Dans mon livre, j’ai voulu invoquer ce passage de Naomi Campbell à la télé française dans les années 90. Sur le plateau, un journaliste lui dit : « Vous êtes belle parce que vous êtes mélangée, parce que vous avez des origines chinoises, parce que vous n’êtes pas tout simplement noire ». J’ai voulu l’évoquer parce que c’est vrai qu’on voit des mannequins noir·es dans la mode, mais qu’il faut se questionner aussi sur les types de profils dont on fait la promotion. Je pense que c’est très violent de se voir entendre dire : « Tu es belle pour une noire », « Tu es belle parce que tu es métisse ». Ce qui revient à dire : « Tu es belle parce que tu te rapproches de la blanchité et des critères occidentaux ». Et ça, ce sont des éléments qu’on retrouve dans la mode, mais qu’on retrouve en fait dans la société en elle-même. Je pense que très souvent, quand on regarde des actrices, des comédiennes, des musiciennes, très souvent quand on regarde les personnalités noires, beaucoup sont des femmes plus claires de peau, avec des cheveux bouclés, avec des traits qui tirent vers les canons de beauté occidentaux. Et moi, ma question, c’est plutôt : « Où sont toutes les autres qui ne ressemblent pas à ça ? ». 

P. : COMMENT DISTINGUEZ-VOUS LES ENJEUX LIÉS AU COLORISME ET CEUX LIÉS AU RACISME ? 

C.B.P. : Le colorisme est une forme de déploiement du racisme qui concerne à la fois la couleur de peau — plus on a une peau claire, plus on est privilégié·e — mais aussi les traits du visage — plus on va avoir un nez fin et dit occidental, plus on est privilégié; les yeux bleus plutôt que les yeux noirs ou marrons; les cheveux lisses plutôt que crépus. C’est toute une échelle hiérarchique. Le racisme, quant à lui, est le système global qui fait que ce type de choses sont subies et sont reproduites. Je pense surtout que dans la mode, ce qui est assez complexe, c’est que le racisme de certain·es peut aussi créer des opportunités pour les mannequins noires. Si une marque se dit : « Écoutez, on a une collection été, on va développer un thème safari ». Peut être qu’il y aura beaucoup plus de mannequins noires dans le casting. Mais en fait, c’est dû à une projection sur ces corps là, mais qui, de l’autre sens, crée des opportunités de travail pour des mannequins. 

© Christelle Bakima Poundza
© Christelle Bakima Poundza

P. : EN QUOI L’EXPÉRIENCE D’UNE JEUNE MANNEQUIN NOIRE EST-ELLE SPÉCIFIQUE SELON VOUS ? 

C.B.P. : Je pense que ce qui est spécifique quand on est une jeune mannequin et qu’on est noire, c’est que très souvent, notre carrière commence entre 15 et 21 ans. Âges où on a même pas encore conscience de son propre corps. À la différence des autres mannequins, les mannequins noires qui sont très jeunes subissent de plein fouet ce que les femmes noires subissent à partir de 18-20 ans, tranche d’âge qui correspond au moment où leur corps commence à être sexualisé. Les mannequins noires comprennent assez vite qu’elles seront toujours considérées comme moins belles que leurs homologues blondes et blanches. La spécificité de l’expérience des mannequins noires réside surtout au niveau de la violence internalisée très tôt et autour de toutes ces projections qu’elles peuvent subir. Elles sont confrontées à des remarques du type : « Tu as un peu trop de fesses, tu as peu trop de formes », « On ne peut pas la booker parce que d’ici deux ans elle aura des grosses fesses, elle aura des hanches et en fait c’est mort, on ne pourra plus la prendre ». Le mannequinat, pour beaucoup de jeunes filles et beaucoup de jeunes filles noires aussi, est un moyen de se sentir plus belle. Quand on a quinze ans et qu’on fait 1m80, on se sent hyper différente des autres. Mais, avec le traitement que certaines subissent le mannequinat finit par être à la fois un cadeau et un piège. 

P. : EN QUOI LA VOIX D’UNE NAOMI CAMPBELL EST-ELLE ESSENTIELLE POUR DÉNONCER DES PRATIQUES ENCORE CONTEMPORAINES ? 

C.B.P. : Je pense que la voix de Naomi Campbell est importante parce qu’au delà d’être la mannequin noire la plus connue, je pense qu’elle est la mannequin la plus connue. Malgré ce statut, elle continue à dénoncer les pratiques de l’industrie, les injustices qui y ont lieu. Ses positions ne font toutefois pas d’elle une personnalité parfaite. Il y a énormément de choses à dire sur certaines de ses pratiques et même sur sa personne. Mais, je pense que sa voix porte parce qu’elle a réussi à fédérer d’autres personnes autour d’elle. On dit souvent qu’ensemble on va plus loin et je pense que dans le cas de Naomi, c’est exactement ça. Tout au long de sa carrière, elle a utilisé sa visibilité pour dénoncer. Si elle l’a certainement fait pour elle-même, ses prises de position, le fait qu’elle s’élève contre l’injustice, ont contribué au fait qu’aujourd’hui, il y ait plus de mannequins noires dans les défilés et dans les magazines.

P. : VOUS CONCLUEZ CE CHAPITRE EN DISANT QUE NAOMI CAMPBELL RESTE SELON TOI UN « TOKEN »…

C.B.P. : Il est vrai que je finis le chapitre en disant que Naomi Campbell, qu’elle le veuille ou non, reste un « token », c’est-à-dire un gage, un faire-valoir pour la mode. Je me réjouis de sa carrière mais elle est la seule femme noire à être arrivée à ce niveau quand il y a une Cindy Crawford, une Claudia Schiffer… Il est de la responsabilité de la mode de renouveler ses visages. Au lieu de continuer de prendre Naomi Campbell, il faudrait faire appel à d’autres mannequins noires. 

© Christelle Bakima Poundza

P. : QUAND ON EST JEUNE MANNEQUIN, PRENDRE LA PAROLE, NOTAMMENT SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, COMPORTE DES RISQUES… 

C.B.P. : Aujourd’hui, Instagram est devenu une plateforme d’expression. Mais y partager des opinions peut avoir un coût. C’est une plateforme cruciale parce qu’elle permet aux gens qui n’évoluent pas dans l’industrie de la mode de comprendre ce qui se passe derrière les images. Les mauvaises conditions de travail sur les set pour les mannequins noires qui doivent parfois se maquiller et se coiffer elles-mêmes seraient restées inconnues si les principales concernées ne s’étaient pas exprimées. Elles sont souvent les seules à parler, on voit rarement un·e maquilleur·se, un·e coiffeur·se, un·e photographe sur un shooting faire une story en disant que rien n’avait été mis en place pour la préparation d’une mannequin noire. Iels ont certainement leurs raisons mais en même temps je m’interroge : « Pourquoi cela devrait être à elles de dénoncer ces pratiques quand elles n’arrivent qu’à la fin de la chaîne ? ».

P. ET QU’EN EST-IL DES ESPACES QU’ON NE VOIT PAS OU RAREMENT, LA PARTIE IMMERGÉE DE L’ICEBERG ?

C.B.P. : Alors qu’il y a beaucoup de corps noirs dans le mannequinat, il y en a bien moins dans les instances décisionnelles, dans les backstage ou dans le processus de création des images. Quand on prend le cas de la France, les personnes qui sont dans les espaces décisionnels de la mode viennent d’un continuum universitaire, de grandes écoles. Même si on sait que dans la mode, il y a énormément de gens qui rentrent dans le sérail sans avoir fait des études, la question de l’accessibilité pour les personnes noires se pose toujours. Cette problématique se retrouve dans la mode autant qu’elle est présente dans d’autres industries : dans la musique, dans la culture et absolument partout dans la société. Les corps noirs sont acceptés à l’image pour leur esthétique mais les personnes noires elles-mêmes sont peu représentées dans les coulisses à des postes importants. 

P. : POURQUOI ÉTAIT-CE IMPORTANT POUR VOUS DE DONNER DE LA VISIBILITÉ AUX PERSONNES QUEER RACISÉES ? 

C.B.P. : C’était important pour moi d’avoir un chapitre qui s’intitule « Queers invisibles » et qui pose la question de la présence des femmes noires et personnes assignées femmes dans le mannequinat et dans la mode. Il est vrai que la mode peut être un espace accueillant pour les minorités de genre, pour les personnes queer. Mais quand il s’agit de citer des mannequins noires, queer, lesbiennes etc, peu de profils nous viennent à l’esprit — dans le mien y compris. Si je parviens à en trouver en creusant dans mon esprit, je n’ai pas cette difficulté quand il s’agit de citer un mannequin noir gay ou un designer noir queer. C’est pour cette raison qu’il était important d’avoir un chapitre à ce sujet, à la fois pour me faire prendre conscience de cette disparité et aussi pour que les lecteur·rices le sachent à leur tour. La mode peut être un espace d’accueil comme elle peut invisibiliser l’homosexualité féminine, le fait d’être queer et d’être une femme. Dans la mode, les différentes communautés gays, masculines, ont crée des images exceptionnelles. Il y a tout un imaginaire, un vocabulaire autour d’elles. Le pendant féminin mériterait d’avoir ce type d’images qui existent mais qui ne sont pas autant mises en lumière.

@ Izudin Yusuf
© Christelle Bakima Poundza

P. : QUEL EST L’ÉTAT DES LIEUX DE LA GROSSOPHOBIE DANS LE MILIEU DE LA MODE ? 

C.B.P. : La mode est toujours très en retard sur les questions de représentativité des corps puisque toute·s celleux qui excèdent la taille 38 sont exclu·es. Il est vrai que de temps en temps, on va voir une « mannequin plus size », mais en fait elle fait du 40. C’est sûr qu’on a l’air plus size quand qu’on fait du 40 si tout le monde fait du 32. Ces apparitions restent des épiphénomènes. Quand le casting se diversifie, ce sont toujours les mêmes femmes, Paloma Elsesser, Tara Lynn ou encore Ashley Graham. La plupart des mannequins grosses restent quand même des mannequins blanches. La mode n’a pas encore régler son problème avec la grossophobie. Les mannequins elles-mêmes (et leurs agences) ne supportent pas la prise de poids. Pour l’éviter à tout prix, certaines développent des troubles du comportement alimentaires (TCA) qui peuvent se répercuter sur les jeunes filles qui cherchent à avoir le même corps qu’elles. Donc l’impact est réel sur les corps des gens et sur les mentalités. Pendant encore combien de temps allons-nous supporter cela ? 

P. : VOUS SENTEZ-VOUS À VOTRE PLACE DANS CE MILIEU ? 

C.B.P. : Pour écrire ce livre, j’ai dû me sentir à ma place. Je ne pense pas que j’aurais pu l’écrire sinon. Mais, j’ai effectivement dû trouver ma place avant d’entamer son écriture pour être certaine que ce que j’allais évoquer, j’allais complètement l’assumer. Un livre, c’est important pour les traces qu’il peut laisser et pour les imaginaires qu’il peut créer. Je suis très contente d’avoir écrit cet essai, mais je suis encore plus contente de voir qu’il a un réel impact sur les gens. C’est ma modeste contribution dans la mode qui est une industrie d’image et d’oralité. Je pense qu’il est important de montrer à quel point la mode a une place importante dans la société et que celle-ci induit des responsabilités. 

Entretien mené par PK Douglas

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