SHIBARI : LES FEMMES REPRENNENT LES RÊNES

Cette technique japonaise de bondage est de plus en plus adoptée par les femmes, aussi bien par celles qui décident d’apprendre elles-mêmes les rouages de la pratique traditionnellement dominée par les hommes que par celles qui choisissent de se faire attacher. Paradoxalement, prises entre plusieurs cordes nouées, elles se réapproprient leurs corps et en reprennent le contrôle.


Illustration Thomas Gravereau

Suspendus dans les airs, entravés par un entrelacs de cordes et de noeuds, les corps à la merci se relâchent et s’abandonnent. Communément désignée par le terme shibari (« attacher » en japonais), la pratique est plus traditionnellement appelée kinbaku, qui renvoie au fait de serrer quelqu’un avec une intention. Si aujourd’hui la technique est presque exclusivement liée au bondage (la lettre B de l’acronyme BDSM), elle tient ses origines d’un tout autre contexte.

Du supplice au plaisir

C’est vers le pays du Soleil-Levant qu’il faut se tourner pour en retracer l’histoire. Au XVe siècle, le bondage était un supplice infligé aux esclaves au moyen de cordes ficelées autour de leurs corps. C’est à l’époque Edo (qui s’étend du début du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle) que le shibari est apparu, utilisé par la répression policière. Progressivement, les mises en suspension publiques des prisonniers ont été abandonnées, mais la pratique n’a pas disparu pour autant. Impulsée par l’utilisation discrète du ligotage à des fins érotiques, elle s’est transformée, puis popularisée, notamment dans les maisons closes de l’Europe du XIXe siècle.

« D’un point de vue historique, le bondage est profondément lié la dynamique dominant.e/dominé.e », explique Magali Croset-Calisto, psychologue, sexologue, addictologue et autrice de l’ouvrage Bondage ; théorie érotique des cordes et de l’attachement. S’il existe autant de visions que de pratiquant.e.s, le shibari reste intimement lié à cette dimension d’échange de pouvoirs entre l’attacheur.se et l’attaché.e. « Il y a souvent quelque chose d’érotique, confie Steph Doe, alias Calamity, attacheuse et artiste de kinbaku. Ce n’est pas nécessairement sexuel, mais ça se ressent dans l’intention. On joue avec la gêne et l’exposition des corps. »

Une affaire d’hommes bien ficelée

Malgré l’essor du bondage, les recherches scientifiques, psychanalytiques ou sexologiques sont quasi inexistantes ; il existe donc très peu d’informations sur le nombre d’adeptes en France. L’enquête menée par Moser & Kleinplatz en 2006 nous apprend que 10 % de la population générale auraient pratiqué ou pratiqueraient une forme de BDSM. « Aujourd’hui, je pense que c’est bien davantage, assure Magali Croset-Calisto qui dresse un portrait des pratiquant.e.s loin des clichés. On retrouve une majorité d’hommes aux profils psychologiques stables. La vision d’êtres déviants venant assouvir des fantasmes pervers est un stéréotype. » Lorsqu’elle dispense ses cours ou qu’elle endosse son rôle de dominatrice, Steph Doe constate elle aussi une clientèle majoritairement masculine.

Traditionnellement, les attacheur.se.s sont des hommes, et la pratique du bondage japonais reste très hétéronormée. Avant de reprendre les rênes, Steph Doe s’est également prise à ce jeu genré : lorsqu’elle a découvert le shibari, elle se faisait attacher malgré son désamour pour le fait d’être contrainte. « Ça tombait sous le sens : si un couple hétérosexuel venait, c’était monsieur qui attachait madame. Aujourd’hui, je me bats contre ça », raconte l’enseignante, qui confie faire figure d’électron libre dans le milieu et avoir du mal à obtenir la reconnaissance de ses pairs.

Steph Doe en séance par @dirtyvonp

Pendant l’enquête qu’elle a menée durant trois ans, Magali Croset-Calisto a constaté que, finalement, « beaucoup d’hommes demandaient à être attachés », et que « de plus en plus de femmes, dominatrices ou non, décidaient de tenir les cordes ». L’arrivée d’un néo-shibari plus artistique a permis au milieu de s’ouvrir, notamment à la communauté queer, aux jeunes et aux switcheur.se.s (personnes passant du rôle de dominant.e à celui de dominé.e). « En revanche, on rencontre très peu d’hommes qui s’attachent entre eux », avertit Chloé, étudiante, modèle et adepte du shibari.

Steph Doe en séance, par @dirtyvonp

Les lignes bougent, mais le monde du shibari est gangrené par un double discours. Pour Steph Doe, tout le monde semble se battre pour que la pratique évolue, mais dans les faits, « les femmes préfèrent encore être ligotées par des hommes, et les hommes attachés remportent moins de succès ».

Corps sublimés et challengés

Les puristes ont vu la pratique leur échapper quelque peu avec la popularisation d’une mouvance utilisant le bondage à des fins plus esthétiques. « J’aime créer des tableaux forts, des mises en scène érotiques autour de la contrainte, poursuit la professeure et dominatrice. Mais je n’utiliserais jamais le shibari dans ma chambre à coucher, par exemple. » Au-delà de la dimension sexuelle qui lui colle à la peau, le shibari permet de jouer avec la performance du corps. Photographié, filmé ou encore peint lorsqu’il est pris entre les cordages, il fait figure d’œuvre d’art. Le choix du bondage et son adaptation à l’anatomie subliment les corps, à tel point que les cordes se font parfois oublier au profit des cambrures et des déhanchés suspendus.

Steph Doe en séance avec Messy Ropes, par @dirtyvonp

Pour les attaché.e.s, la quête est plurielle, mais relève toujours de l’expérience de soi – recherche de jeu érotique, rejet de la sexualité vanille et phallocentrée, etc. En tout cas, la plupart des personnes qui contactent Steph Doe ne sont pas à l’aise avec leur image. La séance de shibari leur permet alors de se découvrir autrement et de s’exposer différemment au regard des autres. Chloé, elle, n’avait aucun problème de confiance en elle avant de s’intéresser aux cordes, mais la pratique lui a tout de même permis de découvrir d’autres facettes d’elle-même : « Je me trouvais solide pour pouvoir encaisser tout ça, et j’ai pris conscience de mon érotisme. »

Si le bondage permet aux adeptes de mettre leur corps en perspective et d’en découvrir tout le potentiel, il peut également faire office de terrain d’exploration sécurisé pour leurs désirs. Steph Doe remarque que la pratique leur permet de dédramatiser leurs envies et de les replacer dans un contexte plus safe, tout en leur apprenant à oser dire non et à poser leurs propres limites. Car selon les souhaits de chacun.e, les sessions peuvent plus ou moins être intenses. D’ailleurs, lorsqu’elle attache, le but de Calamity n’est jamais de créer un hamac confortable dans lequel ses client.e.s peuvent se lover. Au contraire, elle souhaite les challenger physiquement.

Steph Doe en séance avec @initio, par @dirtyvonp

Qu’elles soient plus ou moins éprouvantes, la tension du corps par les cordes et sa suspension provoqueront toujours de nombreux chamboulements dans le corps et dans l’esprit. « Je suis toujours un peu nerveuse et impatiente avant de pratiquer », confie Chloé qui dit se sentir protégée, même ligotée. Pendant les sessions, les attaché.e.s, souvent venu.e.s pour lâcher prise, ressentent tout un tas d’émotions et de sensations physiques. Car au niveau neurobiologique, beaucoup de choses se passent. Immobilisé entre les cordes, le corps sécrète des endorphines qui provoquent un état d’ébriété soft, et parfois même une excitation proche de la douleur ou des états de transe similaires à l’orgasme, appelés subspace (ou « extase masochiste »).

Attention, une séance de bondage ne s’improvise pas et n’est pas sans danger, les risques se trouvant autant sur le plan physique que psychologique. Le consentement et les conditions de sécurité sont la base de la pratique qui implique une bonne connaissance de l’anatomie. La confiance est elle aussi un prérequis, car sans elle, une séance peut très mal tourner comme en témoignent les nombreux abus et cas de violences sexuelles dans le milieu. Lorsqu’il.elle pratiquent, Steph Doe et son compagnon Alex DirtyVonP balisent tout en amont. « Nous sommes pro-consentement. Même si cela donne l’impression de casser la spontanéité, on fait systématiquement passer un questionnaire et on met en place un safe word. »

Décider de ne pas décider

La personne dominée n’est pas celle que l’on croit. On retrouve d’ailleurs ce concept en philosophie chez Hegel, dans sa dialectique du maître et de l’esclave selon laquelle le premier n’est rien sans le second. « C’est paradoxal, mais le ou la maître.sse, le ou la dominant.e ou l’encordeur.se ne peut rien faire sans le ou la dominé.e », analyse Magali Croset-Calisto. Malgré ses entraves, c’est l’attaché.e qui oriente l’attacheur.euse dans sa pratique. Le ou la dominant.e est alors complètement à son service.

« J’entends beaucoup de croyances sur le BDSM, raconte Steph Doe. Avoir un tempérament soumis dans la vie n’a rien à voir avec le fait d’aimer les jeux de soumission. Les personnes qui viennent en séance de shibari décident de ne pas décider et de donner le contrôle à quelqu’un d’autre. Pour moi, c’est une prise de pouvoir qui révèle une force de caractère. Ce sont des personnes capables de faire suffisamment confiance à l’autre pour lâcher prise sur leur corps. »

Là où certaines mouvances féministes considèrent qu’il existe une forme de régression dans la perpétuation de ces clivages dominant.e/dominé.e, les adeptes du BDSM ont tendance à recentrer le débat sur le consentement mutuel et la liberté sexuelle. À leurs yeux, il serait plus intéressant de se pencher sur la qualité de ces relations plutôt que sur leur nature. « À partir du moment où le bondage est mutuellement bien vécu et que tout se passe dans le consentement, tout va bien », tranche Magali Croset-Calisto.

Malgré ces quelques réticences, le nombre de dominatrices est en hausse. Mais cet intérêt des femmes pour la pratique est-il vraiment politique et féministe ? Nous n’avons pas encore assez de recul pour l’affirmer. « Il est possible qu’il y ait une revendication des femmes qui y voient une forme de reprise de pouvoir, mais elles peuvent tout aussi bien simplement vouloir tester de nouvelles pratiques, complète la psychologue et sexologue. Je pense que le bondage est amené se libérer des codes. Plus il s’en libèrera, plus il sera paritaire et moins hétérocentré », conclut-elle.

Article du numéro 48 « Nouveaux.lle.s leaders » par Audré Couppé de Kermadec

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