LA VRAIE VIE D’ADÈLE EXARCHOPOULOS


Illustration d’Ines Longevial pour Paulette Magazine Numéro Punk à fleurs actuellement en kiosque

Après le tourbillon cannois et la triple Palme d’or qui récompensa Abdellatif kechiche, le réalisateur, Adèle, la révélation du festival, et sa partenaire Léa Seydoux, j’étais persuadée que j’aurais un mal fou à lui mettre la main dessus. Et bien pas du tout. Après trois rendez-vous reportés, j’arrive enfin à joindre la belle au téléphone. D’entrée de jeu, elle me remercie de m’être acharnée – « Franchement, c’est dorable » – et se livre à moi avec ses mots (bleus), sa fraîcheur et sa spontanéité plus vraies que nature.
 

Paulette : Pour commencer, raconte-moi un peu ton enfance, d’où tu viens, tes premiers chocs cinématographiques…
Adèle Exarchopoulos : J’ai grandi à Paris, avec mes deux petits frères. Plus jeune, j’ai beaucoup traîné à Clichy avec ma cousine. C’est avec elle que j’ai commencé à faire des vidéos à la con sur des chansons pourries, des clips. Puis un jour, avec des potes, je suis rentrée dans un cours de théâtre, rue Lepic. Je suis restée. J’aimais bien l’ambiance intimiste, les exercices d’impro. Les jours où il y avait représentation, on tournait dans la rue pour annoncer le spectacle. J’avais 12 ans lorsqu’une directrice de casting m’a demandé de passer le casting pour un film avec Jean Rochefort. J’y suis allée, j’ai eu les come back, mais je suis arrivée deuxième, c’était vachement frustrant ! Puis l’on m’a appelée pour un court-métrage en Bretagne qui s’appelait Martha. Là pareil, je ne comprenais rien, mais j’ai kiffé. C’est sur ce film que j’ai rencontré mon agent, Denis Planat, grâce à un acteur du film. Mon premier film, ça a été Boxes de Jane Birkin. C’était vraiment un tournage dans le plaisir, avec un esprit de troupe. Ça se passait en Bretagne dans sa maison de campagne, il y avait Lou Doillon, on a bien rigolé. Ensuite, j’ai enchaîné pas mal de films différents comme Les Enfants de Timpelbach, Chez Gino de Samuel Benchetrit avec José Garcia. Nolwenn Lemesle m’a offert le premier rôle de son film Des Morceaux de moi, où j’incarnais une fille paumée qui passe ses journées à traîner avec des mecs. Enfin, j’ai rencontré Abdel (Kechiche, ndlr.), j’ai passé le casting puis on a tourné pendant cinq mois.

 
Abdellatif Kechiche repère souvent ses actrices dans la rue. Ça n’a donc pas été ton cas ?
Non, c’est mon agent qui m’a fait passer le casting. J’ai fait « Oh ! trop bien » ? je n’avais pas encore lu la BD (Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, ndlr.). On m’a vaguement expliqué que c’était une histoire d’amour entre deux filles. Après le casting, j’ai rencontré Abdel pour la première fois à Belleville et il m’a dit : « Parle-moi un peu de toi ». On ne s’est pas dit grand-chose cette fois-là. C’est quelqu’un qui a un rapport au temps assez spécial, il peut mettre une heure pour dire certaines choses ! Finalement, on a commencé à échanger et, au fur et à mesure, les yeux dans les yeux, j’ai commencé à me confier. On a fait des échanges caméra avec Léa Seydoux que je ne connaissais pas, c’était vachement impressionnant car ils avaient l’air déjà très complice. Moi je débarquais, j’étais là « Putain merde ! »
 
« Le premier jour de tournage, je me suis tapé une crise d’angoisse »
 
Comment t’es-tu concrètement préparée à ce rôle hyper exigeant, d’une jeune fille qui découvre les amours homosexuelles ?
Ben honnêtement, je n’avais rien préparé et une fois sur le tournage, j’ai vachement flippé. Je savais qu’Abdel a pour habitude d’utiliser les forces et les faiblesses de ses acteurs. Le premier jour du tournage, je débarque à Lille avec Léa, et je me rends compte que je n’ai rien répété. Sur place, on a mangé avec Abdel. Léa, qui est vraiment très précise, lui a posé beaucoup de questions sur son personnage, tout ça. Résultat, je me suis tapé une crise d’angoisse et je lui ai dit : « Putain je suis pas prête, je peux pas faire ça, je me chie dessus ! » Il m’a rassurée en me disant: « T’inquiète, tout ça c’est de la branlette, faut pas te laisser impressionner. » Finalement, on a construit le film ensemble, c’était très libre. Lors d’une scène avec Léa, Abdel m’a dit : « Si tu veux la pécho à la fin, tu la pécho. » C’était vachement instinctif.
 
Qu’est-ce qui est le plus éprouvant à jouer entre les scènes d’hystérie, de violence collective et de sexe pur ?
Franchement, toutes les scènes ont été éprouvantes. C’est marrant, on en parlait justement hier avec Léa autour d’un verre, on se disait que les scènes les plus hardcore ne sont finalement pas celles qui sont dans le film. Je me rappelle par exemple une scène où mes parents découvrent que je suis lesbienne quand Léa vient dormir chez moi. Léa descend à poil chercher du lait dans la cuisine – bon, moi perso je ne me balade jamais à poil chez mes potes –, ma mère la voit et du coup, comprend. S’ensuit une scène assez dingue où l’on s’engueule à mort, à poil toutes les deux. J’hallucinais ! Le fait d’être nues devant ma « mère » nous rendait du coup hyper vulnérables, bref… Mais les scènes que je préfère, c’est celle où l’on s’embrouille devant le lycée. C’est comme un exutoire, quand je dis à quelqu’un : « Toi aussi t’es une pute, t’es une salope ».
 
« Je me suis complètement oubliée, abandonnée. »

Kechiche te filme sous toutes les coutures, en utilisant un cadrage très serré sur ta bouche, ta peau… T’es- tu trouvée belle à l’écran ?
Pendant le tournage je me suis complètement oubliée, abandonnée. J’avais bien compris qu’il fallait avoir une confiance aveugle en Abdel pour tout lui donner. Il m’a filmée en train de vomir, c’est limite s’il ne m’a pas filmée en train de pisser ! C’était pas du tout un truc où tu te demandes quel est le cadre et comment je mange ma merguez ou mon kebab, tu vois ? C’est comme dans la vie. Abdel aime la vérité donc il aime les gens qui mangent avec appétit. Après le tournage, ça m’a travaillé. Mais je savais ce qui m’attendait, j’avais vu tous ses films, j’étais préparée ; quand j’ai découvert le film, la veille de la projo officielle à Cannes, je ne me suis pas trouvée belle, mais ça c’est très personnel.


Comment ta famille a-t-elle réagi lors de la projo officielle ?

Tout le monde m’avait conseillé de dire à mon père de ne pas venir, donc j’étais vachement angoissée. Je l’ai quand même appelé pour le prévenir : « Écoute papa, je suis pire qu’à poil dans le film mais c’est que du jeu, c’est comme quand quelqu’un meurt dans un film, il ne meurt pas vraiment… Ben moi quand je jouis, je jouis pas. » Au final je pense qu’il l’a bien vécu, mais je n’étais pas à l’aise quand je le sentais à mes côtés, pendant que toute la salle me voyait haleter et pousser des cris de jouissance, tout ça sans musique. T’es un peu tendue quand même !
 
Qu’est-ce qu’il t’a dit après le film ?
Il m’a dit : « On dirait toi à la maison ! » Il parlait en fait des scènes où je mange. Il m’a dit que c’était magnifique, il a vachement aimé l’histoire, il a même chialé en lisant la BD donc…
 
Tu parles dans le film comme tu parles dans la vraie vie, ce qui était aussi le cas dans L’Esquive qui a révélé Sara forestier. Quelle est la fonction du langage chez Kechiche selon toi ?
C’est le langage de la vérité, de la vie. Et par conséquent, c’est aussi le langage du corps, de la tête, de la bouche. Abdel a beaucoup filmé les bouches, la morve quand tu pleures, les postillons quand tu manges. Il aime filmer de près, ne rien manquer. Je pense qu’Abdel nous a laissées parler en liberté contrôlée : on avait le droit de s’exprimer comme on voulait, pour que ça sonne le plus vrai possible, mais tout était contrôlé ; il sait très bien te manipuler afin de t’amener là où il veut t’amener. C’est un grand directeur d’acteurs.
 
« C’est un film sur un coup de cœur, un coup de foudre. »

Dans le film, on voit que ton personnage adore son métier d’institutrice. Penses-tu que sa rencontre avec Emma (Léa Seydoux) pourrait remettre en question son désir d’enfant ?
Non, je pense que sa relation avec Emma fait partie de ces histoires adolescentes qui te marquent à vie mais dont tu réussis à faire le deuil. Adèle, je la vois maman, je pense qu’elle a besoin de ça, elle a besoin de donner la vie, de transmettre des trucs. Dans cette histoire, elle n’a pas seulement découvert l’homosexualité, elle a découvert l’amour. Ce film est un film sur un coup de cœur, un coup de foudre, pas sur l’homosexualité en tant que telle.  
 
Le titre français du film porte ton prénom, ce qui n’est pas le cas en anglais : pourquoi ce choix ?
Aucune idée ! Je l’ai appris à Cannes. J’ai dit à Abdel, « Arrête, ça me fait peur ! » Je n’y croyais pas !
 
Il est aussi indiqué dans le titre « Chapitres 1&2 ». une suite est prévue ?
Je pense qu’Abdel doit d’abord faire le deuil de ses actrices, vu à quel point il est proche d’elles. Je ne sais pas si l’on tournera de nouveau ensemble. Mais il m’a quand même dit : « Si tu veux, on fera la suite ! » Je pense qu’il a encore plein d’autres histoires à raconter avec d’autres jeunes filles.


Es-tu toujours en contact avec lui, vous vous parlez beaucoup ?

On se parle mais pas très souvent, il a retrouvé sa vie, sa famille, et moi la mienne. Pendant six mois, c’est intense, tu es coupée de tes proches. Aujourd’hui, je ne sais pas trop comment le considérer, j’ai tellement de sentiments pour lui, je ne sais pas. Après avoir vécu un truc aussi fort, tu as besoin de l’entretenir quelque part. En tout cas, je ne l’oublierai jamais.
 
Comment as-tu vécu le fait de recevoir la distinction suprême à Cannes, la Palme d’or ?
J’ai halluciné. Tout est tellement trop à Cannes en fait, que ce soit l’enthousiasme des gens, la frénésie d’enchaîner soixante interviews dans la journée, d’être dans un super hôtel. Je n’avais jamais vécu ça. C’était comme dans un rêve. Maintenant que j’y repense, je me dis que j’aurais pu en profiter encore plus ! Avoir trois Palmes, c’était inespéré, on était comme des folles !
 
Tu y penses tous les jours quand tu te réveilles ?
Non, j’oublie même ! Des fois je me dis « Putain on a eu la palme bordel ! » Tout le monde t’en parle, tout le monde te reconnaît, les gens te disent « Tu vas voir, ta vie va changer »… Et en fait tu rentres, et rien n’a changé. Peut-être que ça va m’ouvrir des portes, mais en tout cas c’était un moment extraordinaire. Léa et moi, on a tellement donné, on a eu tellement mal mais en même temps on a reçu tellement de plaisir, c’était vraiment inespéré. Quand on a annoncé nos trois noms lors de la cérémonie, j’ai pas compris, j’ai cru qu’il y avait trois films, tu vois ! (Rires.)
 
Pendant tout le festival, on vous sentait hyper proches avec Léa, hyper tactiles aussi. C’était conscient de votre part, ou c’est quelque chose hérité du tournage ?
Je pense que c’est hérité du tournage parce que je ne m’en suis même pas rendue compte ! Léa est devenue une véritable amie. Mais c’est bizarre, parce ce que je ne suis pas forcément tactile avec mes amis. Là, je pense qu’on avait besoin partager ce truc à deux, c’était la consécration. C’est quand même très fort de passer six mois nue avec quelqu’un, en passant par tous les états possibles. Léa est quelqu’un que j’admire énormément.


Tu connaissais sa filmo avant de tourner avec elle ?

Je l’avais vachement aimée dans Belle Épine de Rebecca Zlotowski, et puis forcément, je connaissais son visage, je l’avais vue dans la pub Prada. Sur le tournage, c’était une présence bienveillante, elle m’a vachement apaisée. En plus de ça, elle a une intelligence de jeu assez incroyable du coup, quand t’es en face d’elle, t’en as conscience.
 
Au moment de l’annonce de la Palme, on t’a vue embrasser un acteur du film, Jérémie laheurte. C’est quand même fort de rencontrer un homme sur un tournage lesbien, non ?
(Rires.) Je l’avais déjà repéré lors du casting ! Quand je l’ai vu la première fois, je me suis dit : « Putain mais qui est cette belle créature ? » Puis on s’est revus sur le tournage et on a très vite été complices. Après on a bougé en Thaïlande où l’on a vécu des trucs super forts. Vivre tout ça avec un homme comme lui, c’était merveilleux ! Le film a suscité pas mal de réactions.
 
Entre les techniciens qui se sont plaints des conditions de tournage et la lettre ouverte de l’auteure de la BD, Julie Maroh, qui ne se reconnaissait pas dans le film… Comment as-tu vécu ces attaques ?
En ce qui concerne les techniciens présents sur le tournage, je ne suis pas leur porte-parole. S’ils ont des trucs à dire à Abdel, qu’ils se les disent. Moi j’ai vécu mon expérience en tant qu’actrice et ça a été incroyable. J’ai d’ailleurs partagé des moments géniaux avec les techniciens, les régisseurs. Mais comme sur tout tournage, il peut y avoir des complications, des méthodes qui plaisent moins. S’engager dans un film de Kechiche, c’est intense, c’est long ; il y a des gens qui ont voulu quitter le navire, ils l’ont quitté… Après, j’ai lu la lettre ouverte de Julie Maroh, j’ai trouvé sa réaction plutôt intelligente. Je comprends ce qu’elle a voulu dire, je comprends qu’elle ne se soit pas reconnue dans le film. C’est son histoire après tout. Elle a eu raison de le dire, c’est la liberté d’expression.
 
Tu as traité Christine Boutin, qui a elle aussi critiqué le film, de « sale frustrée de la fouffe » sur le plateau du grand Journal. Tu regrettes ?
Oui, je regrette de l’avoir insultée, ce n’était pas très intelligent de ma part. Sur le coup je n’ai pas réfléchi, j’avais un coup dans le nez. On m’a demandé : « Que pensez-vous de Christine Boutin, lâchez-vous ! » Mais il n’empêche que je trouve ses propos minables, c’est vraiment la dernière personne à pouvoir s’exprimer sur le sujet. Je trouve ça nul de la part d’une ex-ministre de parler de quelque chose qu’elle n’a même pas vu. La bêtise de ces gens-là peut devenir dangereuse. Je ne comprends pas pourquoi on leur laisse la parole pour dire des conneries pareilles. Au final, j’aurais mieux fait de ne rien dire et de rouler une pelle à Léa !


Quels sont tes projets à venir ?

Je n’ai pas encore de projets concrets à part un film avec Jérémie Laheurte, justement. Ce sera un premier long-métrage, une sorte de Bonnie & Clyde moderne tourné à Barbès. J’espère que la Palme va changer au moins certaines choses, que l’on va pouvoir monter des films, trouver de l’argent pour des projets géniaux. L’argent, c’est souvent le problème.
 
J’imagine que tu es quand même vachement courtisée par les réalisateurs…
Oui mais encore rien de concret, c’est des castings, des rencontres. Je n’ai pas encore lu de scénario où je me suis dit « Putain je veux trop le faire ! »… Et que ça arrive.
 
Quels sont les réalisateurs qui te font rêver, les rôles que tu aimerais jouer ?
Le rôle de la jeune femme dans Gadjo Dilo. Je trouve ce film extraordinaire, Tony Gatlif est un immense directeur d’acteurs. Comme Jacques Audiard. Après si l’on veut rêver : Scorsese, Tarantino, il est incroyable ce mec, Iñárritu, Danny Boyle…
 
Le bleu, c’est ta couleur préférée ?
Euh, j’aime bien le noir en fait !
 
Une dédicace pour nos lectrices ?
Laissez-vous aller ! ♥  

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