Elladj Lincy Deloumeaux, chantre de la mémoire

« L'art, ce n’est pas uniquement l'acte de peindre, mais aussi celui de pouvoir réfléchir »

La légèreté d’un après-midi d’été, l’indolence d’un réveil matinal paresseux, la candeur d’un regard capturé sur le vif, Elladj Lincy Deloumeaux brosse des moments suspendus dans le temps, à l’instar des portraits olympiens qui peuplent ses toiles monumentales baignées de lumière. Au-delà de sa cosmogonie picturale qui dessine les contours d’un talent évident, l’artiste-peintre-voyageur remaille à coups de pinceaux les liens volontairement brisés par l’Histoire entre ses cultures de cœur, naguère solidaires.

Ode à la mémoire, 2023 © Elladj Lincy Deloumeaux
Entre deux mondes, 2022 © Elladj Lincy Deloumeaux

Abidjan, Dakar, Dubaï, autant de villes monde où ont été exposées « La lecture du matin » (2022), « La veille du départ » (2022), ou encore « La grande espérance » (2022), titres évocateurs de quelques œuvres d’Elladj Lincy Deloumeaux. Une Odyssée internationale qui ferait presqu’oublier qu’à Paris, le jeune guadeloupéen de 28 ans vient tout juste de trinquer son diplôme de fin d’études de l’École des Beaux-Arts, en juin dernier. 

Soumare se meurt, 2022 © Elladj Lincy Deloumeaux
À mes yeux, 2022 © Elladj Lincy Deloumeaux

Une carrière artistique que le natif de Morne-à-l’Eau, une petite ville de pêcheurs située dans les îles de Guadeloupe, n’imaginait pas embrasser à la suite d’un parcours scientifique couronné d’une licence dans la qualité et la sécurité alimentaire. Pourtant, l’héritage familial baignant dans les arts (son père est comédien, d’autres membres de sa famille sont chanteur·ses, danseur·ses et écrivain·es), ainsi que sa passion pour l’architecture et l’aménagement de l’espace, le poussent à suivre des cours de remise à niveaux, avant de postuler à des écoles d’architecture et des écoles d’art. Ce sera l’École des Beaux-Arts de Paris qui lui ouvrira ses portes, et où il se fera remarquer en 2ème année par Cécile Fakhoury, fondatrice de sa galerie éponyme et œuvrant depuis 2012 à la promotion de l’art contemporain sur le continent africain.

Aurore du matin, 2023 © Elladj Lincy Deloumeaux
La veille du départ, 2022 © Elladj Lincy Deloumeaux

Le Guadeloupéen qui avait jadis quitté son île natale pour l’Hexagone à l’âge de 8 ans, suivant ses parents vers une contrée pétrie d’altérité, est invité à Grand Bassam, en Côte d’Ivoire, sur le continent berceau où il n’avait jamais mis les pieds. Un retour au pays natal symbolique qui donne lieu à sa première exposition monographique , « Un est multiple » (2020), suivie d’une autre résidence à Dakar, au Sénégal, d’où émergent les œuvres constituant sa deuxième exposition personnelle « Mody : celui qui vient des deux mondes » (2022) présentée, cette fois-ci, à Paris : « Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, mon travail a évolué au fil du temps. Je m’intéresse beaucoup à l’influence que peuvent avoir des individus sur des territoires et des imaginaires, et l’influence que les imaginaires ou les personnes peuvent avoir sur des territoires. La vie quotidienne, la spiritualité, les images et l’héritage matrimonial sont des leitmotivs constants. », confie le caribéen. 

Ozali, 2021 © Elladj Lincy Deloumeaux
Sans-titre, 2022 © Elladj Lincy Deloumeaux

Ce fil d’Ariane entre continent africain et terres antillaises, Elladj Lincy Deloumeaux souhaite le tricoter, le rendre plus dense, telle une passerelle ininterrompue par-delà l’azur de l’Atlantique noir. À l’image de la dentelle d’un blanc immaculé dont sont parées les personnages figurés d’un noir charbon, symbole du baiser du soleil, issus de sa série sur la mémoire. Ces lourdes mailles aux mille et une mosaïques, dont la texture des drapés est rendue par le généreux ajout de matière et de sable, ne représentent-elles pas le poids mémoriel d’un brassage culturel riche et génial, né d’une déchirure originelle ? Elladj Lincy précise : « Cette dentelle ou napperon, utilisé traditionnellement dans les foyers antillais pour les chemins de table, comme dans les voitures, et servant d’objets de décoration, existe réellement pour moi. C’est un héritage qui a été transmis d’abord par ma grand-mère, puis par ma mère. Il symbolise ce lien entre différentes générations, entre les souvenirs passés, présents, et futurs. Ici réside la dimension ancestrale de mon travail. »

Quatre heures © Elladj Lincy Deloumeaux
Sans-titre, 2023 © Elladj Lincy Deloumeaux

Le prodige dont le récit pictural intime séduit collectionneur·ses comme contemplatif·ves ne souhaite pas brûler les étapes et se perdre dans les boursicotages du marché de l’art contemporain où il a déjà une véritable côte. L’antillais préfère volontiers se concentrer sur sa pratique, sa technique et ses recherches. Le geste, parfaitement lové entre deux mondes.

Portrait écrit par PK Douglas pour PAUL.E BOLD FW24

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