MANGEONS DANS TOUS LES SENS

On réduit souvent le fait de manger à l’expérience du goût. Mais parmi les cinq sens, ce dernier n’est que la partie immergée de ce qui se joue lorsqu’on porte des aliments à notre bouche…

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul », écrit Marcel Proust, dans ce qui est sans doute aujourd’hui le passage le plus connu de son œuvre littéraire, À la recherche du temps perdu. Car c’est bien ce paragraphe dédié au mythique gâteau moelleux qui gravera dans le marbre l’expression consacrée, « avoir une madeleine de Proust », autrement dit, voir ressurgir des souvenirs de jeunesse très forts par le truchement d’un objet ou d’un acte doté d’une forte charge émotionnelle. Sous la plume de l’écrivain français, la madeleine devient ici un véhicule à sensations, qui a le pouvoir de réactiver les sens : le goût (du beurre et des œufs), la vue (la forme caractéristique « du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot »), mais aussi l’odeur, que Marcel Proust décrit volontiers comme frêle mais vivace, immatérielle et persistante. Voilà le témoignage qu’un sens arrive rarement seul. Le souvenir du goût peut emporter dans son sillage celui de la vue, de l’odorat, de l’ouïe ou du toucher. Parfois, tous ceux-là à la fois. C’est la preuve qu’on ne mange pas qu’avec la bouche.

Illustration d'un vase avec une main tenant une clémentine, une sculpture et une assiette avec de la nourriture
© Mathilde Foignet

Avant l’onctuosité du fromage qui s’évanouit mollement sur le palais, il y a l’appétissante vue du caquelon à fondue dans lequel le Beaufort, l’emmental de Savoie et l’abondance bullent tranquillement. Avant la première cuillère de moelleux au chocolat, il y a les effluves réconfortants qui émanent du four. Avant la fraîcheur de la pomme verte sous la dent, il y a le « croc », le bruit singulier des incisives qui viennent rompre la chair du fruit, d’un coup net et déterminé. Et avant la touffe de barbe à papa qui fond sur la langue, il y a cette matière douce et cotonneuse, entre les doigts. Derrière l’apparente banalité qu’il y a à ingérer, mastiquer et digérer les choses, manger fait appel à tous les récepteurs de la perception. Et c’est précisément parce que se nourrir est une activité ordinaire qu’elle permet le transport de sentiments extraordinaires : ni vu ni connu, la joie, la mélancolie, la tristesse… peuvent venir se greffer sur un plat de pâtes au citron comme sur une crème brûlée au chalumeau.

Il y a aussi la nourriture comme compagnie, comme on peut l’entendre dans le podcast Mortel. Au micro de Taous Merakchi, on entend le témoignage d’Adriana, une amie de l’autrice, qui raconte la perte de sa grand-mère italienne, et comment, dans ce contexte douloureux, les plats que cette dernière avait pris soin de congeler sont devenus un réconfort. « Ma grand-mère passait absolument tout son temps à cuisiner, avec patience, passion et amour. Elle ne savait pas faire à manger pour deux personnes, alors elle préparait toujours des quantités astronomiques et les rangeait dans un immense congélateur de sa cuisine, dans des petites boîtes Tupperware. » À la mort de celle-ci, quand Adriana doit passer plusieurs jours à débarrasser la maison, ces restes de plats se transforment en ultimes adieux : « Avec ma mère, on a passé la semaine à se nourrir avec ça, à vider une à une toutes ces petites boîtes. À la fin, on a fait un dernier gros repas avec la sauce tomate qu’elle avait congelée. » Ce jour-là, ça y était, le livre pouvait enfin être fermé : les obsèques étaient terminées et le congélo entièrement nettoyé. Manger est ici une expérience si vivante qu’elle a comme le pouvoir de ressusciter les morts.

 

Propriétés organoleptiques

Mais comment expliquer le pouvoir sensoriel de la nourriture ? D’un point de vue scientifique, on parle de propriétés organoleptiques des aliments. Les arômes, les couleurs, la texture, la forme… Voilà autant de critères sur lesquels nous nous arrêtons pour juger de la qualité d’une chose comestible. Qu’on en fasse l’exercice conscient ou pas, le désir de manger se trouve toujours associé à l’analyse de ces paramètres. C’est ce qui explique pourquoi, au premier coup d’œil, un joli dressage sera plus à même de titiller notre appétit qu’une grosse louchée d’une potée informe. Ou encore, qu’une fraise bien rouge et flamboyante nous fera davantage saliver que sa cousine un peu trop claire. Loin d’être purement cosmétique, l’esthétique des ingrédients contribue fortement à faire de l’alimentation un moment plein de bienfaits pour l’organisme. Manger, c’est aussi se faire plaisir – au corps et au moral. Preuve en est : tout le monde a un plat réconfortant, qu’il s’agisse de coquillettes au beurre rappelant l’enfance ou d’un poisson grillé ravivant le souvenir de vacances heureuses en bord de mer.

 

Reprendre goût à la vie

Avoir du plaisir à passer à table est si central dans nos existences qu’être privé.e de goût peut rendre très malheureux.se. L’agueusie, la perte de goût dont souffrent tant de personnes atteintes du Covid-19, peut faire de la convalescence un chemin long et solitaire. Les malades sont alors pressé.e.s de retrouver le goût comme pour retrouver avec lui la joie de vivre (ne dit-on pas d’ailleurs «reprendre goût à la vie » ?). Dans de nombreux témoignages, des personnes atteintes du Covid-19 expliquent qu’en l’absence de goût restent au moins les textures. Dans un océan de saveurs indifférenciées, Fabien, qui a témoigné dans un épisode du podcast Bouffons, raconte que le thon en boîte avait au moins le mérite d’offrir plusieurs mâches. Pour apprendre à retrouver le goût, certain.e.s ont suivi des petits exercices quotidiens, comme le fait de renifler chaque matin des flacons d’épices en se concentrant fortement pour associer leurs odeurs à leurs étiquettes.

Une préoccupation qui touche les personnes dont le métier est de goûter et sentir, comme par exemple le secteur de l’œnologie. À Bordeaux, l’Institut des sciences de la vigne et du vin propose une formation pour retrouver ses sens. Imaginée par la docteure en neurosciences Sophie Tempere, cette formation a pour objectif d’entraîner le système olfactif des élèves en les invitant à faire travailler leur mémoire. Sur le site de l’école, un guide d’entraînement ainsi que des conseils ont été mis en ligne pour le grand public.

 

Animalité

Se nourrir avec l’un des sens mis en sourdine est déroutant. Mais c’est aussi l’occasion de se concentrer sur les autres sens, et d’être ainsi plus sensible aux informations qui nous parviennent. C’est ce qui est en jeu lorsque, lors d’une dégustation de vin, on cache l’étiquette de la bouteille et qu’on sert le breuvage dans des verres opaques, pour inviter les participant.e.s à analyser le cru sans pouvoir en regarder la robe. À l’inverse, dans d’autres cas, on ne cherche pas à préserver le goût d’une interférence puisque c’est justement un autre sens qui intéresse. L’ouïe, par exemple, dans les vidéos ASMR (pour « Autonomous sensory meridian response »), un format popularisé sur YouTube dans les années 2010, qui consiste à mettre en avant un bruit de nature à générer chez celui ou celle qui l’écoute un frisson supposément agréable. Au hasard, les mots- clés « ASMR » et « aloe vera » tapés dans une barre de recherche devraient vous conduire à des séquences d’internautes en train d’ingérer la pulpe de cette plante, dévoilant au passage le bruit de leurs molaires écrasant la fameuse chair épaisse et humide. Cette fascination pour les sons liés à la mastication viendrait-elle du fait que, partout ailleurs dans la société, ces sons relèvent de l’intime, car proscrits de nos bonnes manières ?

Dans La Civilisation des mœurs, le sociologue Norbert Elias analyse comment, au cours du XVIIe siècle, le genre humain a eu à cœur de se différencier du reste du monde vivant en refoulant « sa nature animale ». C’est donc à cette époque que le contrôle s’installe sur tout ce qui semble relever de l’animalité : on se met à cacher sa nudité et ses odeurs corporelles, on se mouche désormais dans un mouchoir, on mange avec une fourchette, on évite les bruits… Mais après tout, avant que la société nous impose ses codes, qui se tient bien à table ? Personne, se souviendra l’enfant qui sommeille en chacun de nous. Car au commencement, nous avons tous.tes bel et bien mangé avec nos cinq sens : buvant avec appétit un lait chaud, touchant les boudoirs jusqu’à les écraser dans nos petites mains, regardant avec envie la glace à la vanille d’une fillette qui passe, sentant l’odeur d’un petit pot à la carotte, écoutant le bruit d’un bout de nectarine jeté au sol… Et si, une fois adulte, manger n’était finalement plus que la recherche effrénée de la curiosité de ces premières sensations ?

Article du numéro 51 « Vibrer » par Émilie Laystary.

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