TABOU : LES VIOLENCES EN CUISINE
Par Jill Cousin

La gastronomie a le vent en poupe, et pourtant, difficile de nier les violences à l’oeuvre au sein de certaines brigades. Dans ce milieu fermé et replié sur lui-même, rares sont les victimes qui portent plainte et osent s’exprimer sur le sujet. Il est temps que l’omerta cesse.
Le 13 avril 2014, enfin, la loi du silence est brisée. Le site d’information Atabula, média pure player spécialisé dans la gastronomie, révèle que, dans les cuisines du Pré Catelan, le restaurant trois étoiles du chef Frédéric Anton à Paris, un apprenti a été volontairement brûlé sur les bras avec une petite cuillère chauffée à blanc. C’est la première fois que la presse spécialisée s’empare d’un problème pourtant connu de tous. « Chefs, journalistes, nous étions tous au courant des violences physiques, verbales, misogynes ou racistes qui avaient lieu dans les cuisines », confie Franck Pinay-Rabaroust, auteur de l’article et rédacteur en chef d’Atabula. Quelques jours après l’incident, le chef Frédéric Anton revient sur ce qu’il s’est passé dans son établissement et se livre, au cours d’un entretien, à Franck Pinay-Rabaroust. « J’ai découvert les faits le lendemain de leur survenance. Un chef de partie est venu me voir dans mon bureau et m’a expliqué que la veille au soir, en fin de service, certains se sont amusés à se brûler les avant-bras avec des cuillères chaudes. Sur le coup, je me dis que cela est d’une bêtise sans nom. Puis quelques minutes après, mon second de cuisine vient me voir et me rapporte qu’il vient d’avoir le père d’un apprenti au téléphone. Il lui a signalé que son fils a été brûlé à trois reprises sur les bras. Contre sa volonté. » Le chef étoilé, en accord avec la direction, décide de licencier l’auteur du crime, un chef de partie en mal de supériorité. « L’acte était gratuit, je l’ai jugé inacceptable », confiera Frédéric Anton. En revanche, aucune plainte n’est déposée à l’encontre du chef de partie violent, lequel est toujours, cinq ans plus tard, en poste dans des brigades prestigieuses.
L’information fait l’effet d’un raz de marée, la presse généraliste s’emballe. L’actualité est relayée par tous les canards, Franck Pinay-Rabaroust court alors les plateaux de télévision. À part Atabula, la presse spécialisée reste muette, fermant les yeux sur ce véritable fléau, le niant parfois. Quelques mois plus tard, en novembre 2014, le site Atabula et le guide gastronomique Le Fooding organisent conjointement une conférence dans les amphithéâtres de Sciences Po Paris. Sont invités à témoigner les chefs Adeline Grattard, Grégory Marchand, Cyril Lignac et Ludo Lefebvre, Français expatrié aux États-Unis. Aucun d’entre eux, bien sûr, ne nie l’existence de violences en cuisine, mais tous tendent plus ou moins à les minimiser, parlant plutôt de bizutage ou d’un passage obligé permettant de s’endurcir pour la suite. « Les chefs invités ce jour-là ne pouvaient pas contester le système, car c’est justement grâce à ce dit système qu’ils en sont là aujourd’hui, explique Franck Pinay-Rabaroust. À l’époque, le seul chef à m’avoir soutenu face caméra, c’est Éric Guérin, lui-même victime durant sa carrière de faits de violence », poursuit le journaliste. Il existe bel et bien dans le milieu une forme d’acceptation tacite, une omerta. Tous les cuisinier.ères savent ce qu’il se trame dans bon nombre de brigades.
Un milieu confiné propice aux débordements
Ce silence, c’est la faute à un microcosme très fermé et replié sur lui-même, où tout le monde se connaît. « S’il y a si peu de plaintes déposées, c’est tout simplement par peur des représailles. Quand on décide de témoigner, on peut rapidement être blacklisté et se griller dans le milieu. Le système est fait de telle sorte que le bourreau va pouvoir continuer à exercer son métier en toute impunité tandis que la victime, elle, aura très peu de chance de retrouver un poste dans une autre brigade. Si tant est qu’elle n’ait pas été dégoûtée du métier et de l’immobilisme latent de la profession face à ces actes intolérables. » Et lorsque des plaintes sont déposées, rares sont celles qui aboutissent in fine à des condamnations. La plupart se soldent en effet par de petits arrangements entre avocats.
Mais pourquoi tant de violences, de quelque nature qu’elles soient, dans les cuisines plus qu’ailleurs ? Des lustres pourtant que le milieu de la gastronomie est connu pour sa rigidité et son militarisme. Il n’y a qu’à s’attarder un instant sur tout le vocabulaire belliqueux employé en cuisine pour en prendre conscience. « Coup de feu », « fouet », « fusil »…
Des conditions de travail éprouvantes
Dans la plupart des « brigades », rappelons aussi que les horaires à rallonge sont monnaie courante : un quotidien usant pour les cuisinier.ères et le personnel de la restauration. Compte tenu des particularités du secteur, la durée de travail dans l’hôtellerie-restauration fait l’objet de règles propres. En 2007, elle a été fixée à 39 heures hebdomadaires, mais tout le monde sait que la moyenne réelle est bien plus haute. « Avant chaque passage de l’inspection du travail, on nous faisait signer un document comme quoi nous ne travaillions que de 9 h 30 à 13 h 30, puis de 18 h 30 à 22 h. Mais en réalité, j’arrivais chaque matin avant 8 h pour repartir vers minuit, avec seulement une heure de pause en milieu de journée », confie une jeune cuisinière après son passage dans un restaurant trois étoiles.
Sans oublier que ces longues journées se déroulent souvent dans des conditions extrêmes : un milieu très masculin, des cuisines confinées, sans ouverture sur l’extérieur, où les corps se frôlent et où une chaleur insupportable règne lorsque les fourneaux tournent à plein régime. L’apothéose restant le « coup de feu », qui désigne le moment de grande activité dans les cuisines d’un restaurant. Durant quelques heures, toutes les forces en présence dépendent l’une de l’autre. Un caillou dans l’engrenage, une viande brûlée, une sauce ratée, et c’est tout le système qui en pâtit et se retrouve immobilisé.
Quelques mois après que le scandale du Pré Catelan est révélé au grand jour, Thierry Marx, le chef du restaurant Le Mandarin Oriental à Paris, interviewé sur le sujet, confiait : « Le problème des violences en cuisine est lié à l’absence de savoir-faire managérial des chefs ». Franck Pinay-Rabaroust confirme. « Nombreux sont les cuisiniers qui accèdent au poste de chef ou de sous-chef très jeunes. Ils doivent alors gérer des brigades boostées à la testostérone dont les membres ont souvent le même âge qu’eux. C’est là que certains partent en vrille et ne trouvent pas mieux, pour asseoir leur légitimité, que d’avoir recours à la violence ou au harcèlement moral. »

La place difficile des femmes
Problématique également, le comportement à l’égard des femmes, qui sont de plus en plus nombreuses à intégrer des cuisines de restaurants étoilés et des palaces. Une fois en poste, ces dernières doivent s’armer de courage pour survivre dans cet univers impitoyable. Au quotidien, il leur faut souvent supporter des paroles déplacées et tendancieuses, quand ce ne sont pas les gestes qui deviennent pervers. Une pâtissière travaillant aujourd’hui à son compte nous confiait que, lors d’un stage chez un pâtissier parisien très en vogue, les remarques déplacées étaient monnaie courante. Comme ce jour où ledit chef pâtissier lui demande d’équeuter des fraises pour la préparation d’un dessert, avant d’ajouter, quelques minutes plus tard : « C’est comme ça que vous tirez des queues ? Bah putain, j’aimerais pas être votre mec… » Avec le recul, la pâtissière, qui a préféré garder l’anonymat, s’en veut d’être restée bouche bée et de n’avoir su quoi répondre à cet homme. D’autres cuisinières décident, elles, d’imposer leurs limites. « Un jour, mon chef m’a envoyé très vulgairement pendant le coup de feu un “Bouge ta chatte !” À la fin du service, je suis allée le voir et je lui ai fait comprendre qu’il avait dépassé les bornes. Et plus jamais un tel incident ne s’est reproduit », confie une autre cuisinière, alors en poste dans un restaurant parisien de renom. Face à des situations de violence, qu’elles soient physiques ou verbales, beaucoup de cuisinier.ères confient ne plus savoir ce qui relève de l’acceptable ou de l’inacceptable. Où poser les limites entre la petite boutade lourde, mais simplement familière, et l’intolérable, le harcèlement quotidien ou le coup de pied dans le tibia ?
Heureusement, même si les violences en cuisine ont la peau dure, le paysage culinaire évolue et tend vers plus de calme et de mesure. « Il est difficile de nier que le sujet a fait l’objet de nombreuses discussions dans toutes les brigades de France, que les langues se sont déliées. L’omerta s’est largement fissurée », nous assure Franck Pinay-Rabaroust. Des mesures ont été prises, comme chez le chef Yannick Alléno, où les cuisines sont désormais placées sous vidéosurveillance. Il est bon de préciser aussi que le milieu souffre d’un problème de taille : l’emploi. Tous les restaurants ou presque cherchent du personnel, et ils ont donc intérêt à préserver leur réputation. « Dans le milieu, nous sommes tous au courant des brigades qu’il faut éviter, où la violence règne en maître. La réputation de certains établissements n’est plus à faire », explique Caroline, une jeune cuisinière. « Après de nombreux échanges avec les étudiants de l’Institut Paul Bocuse où je donne des cours, la vérité est évidente : si les élèves acceptent de faire des stages dans de grands restaurants étoilés, ce n’est certainement plus pour y faire carrière. Trop dur, trop exigeant, pas assez rapide pour l’ascension sociale, ces jeunes aspirent à ouvrir leur propre établissement », précise le rédacteur en chef d’Atabula.
La nouvelle génération de chefs se rebiffe
Les profils des cuisinier.ères changent. On compte de plus en plus de reconverti.es, issu.es d’un tout autre milieu professionnel, ou des jeunes ayant commencé des études dans un autre secteur avant de rejoindre la restauration. La maturité et l’expérience rendent ces violences intolérables, car ces personnes ont connu d’autres hiérarchies et savent que de tels actes sont inacceptables, et ne sont en aucun cas, un passage obligé. Les cuisinier.ères qui font leurs premiers pas en cuisine très jeunes sont un peu moins nombreux qu’avant. « Après une carrière de juriste, j’ai décidé de me reconvertir dans la gastronomie, il y a une dizaine d’années. J’avais 40 ans. Un jour, lorsque j’étais en stage dans un restaurant parisien, le chef, de mauvaise humeur, m’assène trois coups de poing dans l’épaule. C’était intolérable, j’ai quitté l’établissement sur-le-champ », confie Jean-Marc Sinceux, chef du restaurant Le Desnoyez, à Paris.
La présence de cuisines ouvertes sur la salle limite aussi, dans certains cas, ce genre de débordements. Cependant, pour venir à bout des violences physiques, verbales, misogynes et racistes en cuisine, rien ne sera jamais plus efficace que parole.
Article du numéro 44 « Émotions »