S’écouter en musique

Combien d’entre nous ont déjà trouvé refuge dans une chanson après une rupture douloureuse, ou une grande dose de confiance en soi avant un entretien important ? Sûrement l’art le plus populaire, la musique a cette puissance de toucher chacun·e de nous peu importe ce qu’iel traverse. Elle est cette amie invisible qui nous réconforte ou nous aide à naviguer à travers les aléas de la vie.

La musique comme exutoire

Qu’en est-il de celleux qui l’écrivent et la composent? Que représente la musique pour elleux ? « Elle est dans mon instinct et dans ma nature », nous explique en souriant Nawel Ben Kraiem, autrice, compositrice et interprète. Arrivée de Tunis à l’âge de 16 ans pour ses études à Paris, l’artiste a toujours été attirée par la scène et les arts vivants. Très vite, sa musique lui sert d’exutoire pour raconter son déracinement, avant qu’elle en prenne conscience : « En même temps que je bidouillais à la guitare en apprenant deux, trois accords, je commençais à sortir des petits bouts de textes en français et en arabe, c’était très spontané », raconte-t-elle. Même son de cloche chez la rappeuse Tracy De Sá, qui affirme : « Ma musique représente mon parcours migratoire ». Née dans l’État indien de Goa, la jeune femme transite par le Portugal avant de s’installer avec sa famille en Espagne, où elle grandit. « Je me sentais très différente, toujours en décalage avec les autres. Je subissais beaucoup de racisme et de sexisme », se rappelle-t-elle. Quand elle arrive en France en 2011, la future rappeuse découvre la culture hip-hop et là, c’est le déclic : « C’était la première fois que j’entendais parler de l’immigration, de la pauvreté. Je me suis sentie chez moi et des rappeurs m’ont alors poussée à écrire en me disant que, avec mon parcours, j’avais forcément des choses à raconter », confie-t-elle.

Refuge thérapeutique pour celleux qui la composent, la musique transmet les émotions comme aucun autre art. Mais quelle place tient-elle quand il s’agit de produire et d’écrire dans un système fait de grands labels, de chiffres sur les plateformes d’écoute et d’un public à ne pas décevoir ? C’est ce que nous racontent Nawel Ben Kraiem et Tracy De Sá, deux artistes qui ont choisi la musique pour dialoguer avec le monde qui les entoure.

Poussées par une irrépressible envie de s’exprimer et de s’affirmer, les deux artistes, chacune à sa façon, ont pu trouver dans leur musique un moyen d’élever leurs âmes, de grandir et de prendre confiance en elles. Bien plus qu’un défouloir, leur art joue un rôle salvateur et thérapeutique. « Avec ma musique, j’ai pris conscience qu’en tant que femme immigrée, on t’apprend à ne pas te plaindre parce que tu es chanceuse, on te dit que tu dois toujours être reconnaissante. Mais en commençant à écrire, j’ai compris qu’il y avait plein de choses liées à mon histoire qui m’avaient traumatisée et que j’avais le droit de dire merde sans qu’on me reproche d’être ingrate », souligne Tracy De Sá. Nawel Ben Kraiem, quant à elle, parle de sa musique comme d’une « seconde peau »: « C’est un cadeau que je me fais, nous confie-t-elle. Pour moi, la musique, c’est gérer la solitude et quand je suis sur scène, j’ai l’impression de rencontrer la solitude des autres, d’être dans un rapport humain privilégié.»

Entre émotions et compromis

On pourrait s’arrêter là et ne voir que les bons côtés de ce métier. Mais malheureusement, la réalité est toute autre quand on veut atteindre le Graal, et gagner sa vie grâce à sa musique. Faire carrière dans le domaine musical – une industrie de consommation –, peut être un parcours du combattant quand on veut y rester. « Des fois, tu fais le choix d’éteindre ta voix intérieure pour avancer », avoue Nawel. Lauréate du prix Découverte décerné par Monte Carlo Doualiya et Radio France internationale en 2009, la chanteuse raconte comment elle a dû naviguer à contre-courant, parfois, pour porter haut sa voix. « En 2017, j’avais réussi à signer avec une grande maison de disques; je me sentais chanceuse parce que, forcément, quand tu es
artiste, tu as ce fantasme de la grosse major. Je chantais depuis mes 18 ans et là, d’un coup, j’étais confortable: j’avais des gens pour m’aider à me développer, des studios à ma disposition. Et j’ai alors signé pour trois albums.»
Nawel Ben Kraiem accepte également quelques concessions pour faire évoluer et porter plus loin son projet musical: « J’avais accepté de travailler avec des coauteur·rices et des cocompositeur·rices, alors que j’ai toujours eu une vision très personnelle et intimiste de ma musique. Le label m’avait également demandé 70 % de français dans mes chansons, bien que l’arabe tienne une très grande place dans ma vie. Mais j’ai quand même accepté », concède la Franco-Tunisienne. «

Même si je pouvais être prête à certains compromis, il y avait toujours un endroit en moi où je sentais que je ne pouvais plus avancer », confesse-t-elle. C’est ce qui se passe quand le label lui propose de participer à des télé-crochets: « On me demandait d’y aller parce que ça pouvait être un ascenseur médiatique, mais ça ne me correspondait pas. J’ai toujours refusé.» La collaboration entre l’artiste et le label s’achève assez rapidement après la sortie d’un album. « Mine de rien, cette expérience m’a fait grandir et j’ai enfin pu comprendre que je ne voulais plus travailler avec un grand label, mais faire ma musique seule, m’exprimer en mon nom et à mon rythme.»

© PAUL·E
© PAUL·E

Tracy De Sá a dû pour sa part s’accommoder d’un milieu majoritairement masculin où sa féminité n’était pas toujours bienvenue. « On m’a souvent demandé de faire des choses plus mélodiques, de parler plus d’amour, alors que ma musique est un rap agressif dans lequel j’exprime ma rage.» Elle enchaîne en nous racontant ses premières scènes: « Dans les Open Mic, j’étais souvent la seule fille, le public était composé à 99 % de mecs, on me faisait souvent des commentaires sur mon style, on me disait que j’étais beaucoup trop féminine et que, pour me faire respecter, je devais plus m’habiller, moins me maquiller », explique la rappeuse. Des commentaires et remarques qu’elle a fini par intégrer dans certaines situations: « Aujourd’hui, je réfléchis à comment je vais m’habiller avant de monter sur scène, selon le public que je vais avoir devant moi. Quand je rentre en studio aussi, je me pose beaucoup de questions sur la façon dont je vais m’habiller. Je sais qu’on ne doit pas s’adapter au male gaze (le regard masculin, ndlr), mais ce sont des choses que je fais pour ma propre protection.»

Trouver son équilibre

Alors, comment trouver son équilibre ? Comment jongler entre cette constante dualité de rester fidèle à son art – celui qui vous aide à vous écouter, vous nourrir et à vous développer – et toucher un public plus large, tout en gagnant sa vie ? Tandis que Ben Kraiem clame haut
et fort que « [sa] double culture est [son] ADN artistique » en continuant à chanter en français et en arabe, De Sá propage une « musique colorée», selon ses termes. Les langues et les classifications tiennent d’ailleurs une très grande place dans la commercialisation et l’écoute des artistes, comme nous l’explique Angèle Häfliger-Brethès, attachée de presse au sein de Sony Music France. « Cette problématique de vouloir mettre les artistes dans des cases même s’iels ont des musiques plus hybrides découle des demandes des grandes plateformes de streaming. Pour qu’un·e artiste soit dans une playlist, pour qu’on puisse savoir comment le ou la vendre selon les goûts de l’auditeur·rice, il faut le ou la classer dans un style musical. On avait déjà la même chose chez les disquaires ou encore dans les rayons de la Fnac », énonce-t-elle. En ce qui concerne la langue, elle nous précise que « les radios ont des quotas pour diffuser des chansons en langue française », ce qui met une artiste comme Tracy De Sá en concurrence avec des internationaux tels que Travis Scott ou encore Drake.

J’ai pris conscience qu’en tant que femme immigrée, on te dit de ne pas te plaindre, que tu dois toujours être reconnaissante. Mais en commençant à écrire, j’ai compris qu’il y avait plein de choses liées à mon histoire qui m’avaient traumatisée et que j’avais le droit de dire merde sans qu’on me reproche d’être ingrate.

Pourtant, les lignes et les identités multiples semblent de plus en plus plaire au grand public. Pour l’attachée de presse, « avant, tout se passait à la télévision et à la radio. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, le public est à la recherche de messages, d’identités fortes et surtout, d’authenticité ». Aujourd’hui, Tracy De Sá et Nawel Ben Kraiem produisent leurs musiques avec leurs propres visions. Nawel Ben Kraiem a monté sa structure et a sorti son album Délivrance en 2020: « C’est un format lent et j’en suis très contente. Il y a des intros, des interludes, des choses qui ne sont peut-être pas très efficaces, mais qui me font plaisir, à moi », argumente-t-elle. Quant à Tracy De Sá, elle conclut en soulignant: « J’ai compris que, par mon vécu, je suis unique et par conséquent, ma musique l’est aussi.»

Malgré un système qui semble encore régi par les grandes maisons de disques, nombreux·ses sont les artistes qui ont trouvé leur voix dans le chemin sinueux de l’industrie musicale. Comme Nawel Ben Kraiem et Tracy De Sá, iels ont su grandir et s’élever dans l’adversité pour
faire entendre leur voix au monde entier.

Article écrit par Fatma Torkhani, issu de PAUL·E N1 « Evolve ».

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