POURQUOI PASSE-T-ON NOTRE TEMPS À PARLER DE RELATIONS ?
Le sujet est abordé à chaque fois qu’on se retrouve entre potes, et ça prend parfois des plombes. Mais pourquoi tant de passion pour ce récit d’anecdotes sentimentales plus ou moins palpitantes, au juste ?
Il y a quelque temps, mon frère m’a parlé du test de Bechdel. Un procédé établi par Alison Bechdel, dessinatrice américaine, et Liz Wallace, son amie, qui vise à passer en revue tout un tas de films, pour voir si les personnages féminins arrivent à parler d’autre chose que d’hommes pendant leurs dialogues. On a besoin de trois critères pour le réussir : 1/ Il doit y avoir au moins deux femmes nommées dans l’œuvre, 2/ qui parlent ensemble, et 3/ qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme. Résultat : sur 8076 long-métrages testés par le site collaboratif bechdeltest.com, 42.4% échouent. Soit une petite filmographie de 3425 ouvrages qui cantonnent les protagonistes à une dépendance coriace à leurs partenaires masculins. Comme si la discussion n’avait pas vraiment d’intérêt si on ne les mentionnait pas. Ou que le seule but du personnage féminin serait de finir avec une bague au doigt. Tout simplement parce qu’elle « le mérite » – ce qui en dit long sur celles qui finissent solo. Et qu’un autre scénario ne ferait pas vraiment rêver.
En y réfléchissant, je me suis rendu compte que dans le réel aussi, entre femmes, les relations prennent une place conséquente au sein de nos conversations. Pour la faire courte, on passe notre temps à parler de ça. On se demande des conseils, on se questionne sur le sujet. « Alors, les amours ? » sont certainement les trois mots qu’on entend et prononce le plus quand on prend des nouvelles les unes des autres. C’est peut-être générationnel, mais entre 20 et 30 ans, j’aurais du mal à trouver des amies qui me diront le contraire. « C’est le sujet favori de notre groupe de copines quand on se retrouve », confie Lisa, 27 ans. « On fait chacune un tour de table pour savoir où on en est de nos relations, ou de nos non-relations, justement. C’est tellement ancré dans nos habitudes que ça me paraît normal. »
Dans un épisode de Sex & The City, Miranda en a d’ailleurs tellement marre d’entendre sa clique parler de ça h24 qu’elle les plante au milieu du repas. Pareil chez Skam France, petit bijou adapté d’une série norvégienne, le sujet est abordé via la mention du fameux test de Bechdel. C’est vrai que c’est à se demander quel est le véritable but derrière une telle obsession, au-delà du potin en lui-même. Pourquoi a-t-on autant besoin d’informer notre entourage de notre situation sentimentale, et de connaître la leur ? Est-ce par sollicitude toute amicale ou alors pour savoir où on se place personnellement sur l’échelle du bonheur ? Ou encore, si on pousse la déconstruction de notre pensée plus loin, une réponse inconsciente aux carcans sociétaux, qui s’échinent à définir les femmes à travers leur couple, et le désir qu’elles suscitent chez l’autre ?
Comparaison ou réconfort ?
Avant de m’indigner contre une potentielle manipulation patriarcale, je préfère être honnête. Moi aussi, j’adore écouter les histoires d’amour et de cul de mes potes. Et raconter les miennes. Ça me fait marrer quand j’entends que l’une d’elles s’est endormie en ronflant, avant que le coup d’un soir n’ait eu le temps d’enlever ses chaussettes (il repartira chez lui bredouille). Ça me rend heureuse de voir mes proches comblées, et ça me réconforte de me confier quand je suis un peu paumée. Une sorte de thérapie gratuite – préférablement accompagnée d’un verre – qui a de très bons côtés. « Je pense que cela permet de s’aider, de se réconforter, de s’entraider », confie Emma, 31 ans. « Personnellement je parle de ce qui m’arrive à mes amis proches. Je n’ai rien à leur prouver mais j’ai besoin de leur amour, de leur soutien, de leur point de vue. C’est une manière d’extérioriser aussi ». Car tout garder pour soi n’apporte rien de bon. En trouvant une oreille bienveillante ou une épaule sur laquelle pleurer si besoin, on peut relativiser davantage, réussir à encaisser un coup dur, ou vivre pleinement un succès amoureux. Et s’entourer dans ces cas là est plus qu’essentiel.
Là où ça coince en revanche, c’est quand le tour de table prend des airs de partie de poker. Qui tirera la quinte flush royale, qui bluffe depuis le début, qui passera son tour, avec une main plus vide qu’un paquet de clopes un lendemain de fête. Une concurrence mal placée, en somme. « On a parfois l’impression qu’il faut réussir le perso comme le travail, on est heureuse pour celle qui gravit les échelons niveau pro ou celle qui a un quelqu’un.e et va emménager avec », affirme Lisa. « Quand on est celle qui n’a rien à raconter, on se sent un peu à l’écart, on se dit qu’on a vécu des moments moins intéressants que les autres alors que c’est faux. La vie est faite de plein d’autres choses. Mais ça reste la compét’, on paraît moins heureuse que les autres. Du moins c’est comme ça que je le ressens. Et ce n’est pas très réconfortant. » Effectivement. Pareil pour Crystal, 26 ans, qui met le doigt sur un détail pertinent : « Avec certaines copines j’observe que parler de relation amoureuse te donne en effet un certain poids. ‘Je raconte ma vie sentimentale donc je suis’, en quelque sorte. Ce n’est pas du qui mieux-mieux mais avec l’âge, on sent que si on n’en parle pas, c’est que ça ne va pas. »
La relation : but ultime garant de notre valeur ?
Selon Nathalie Bénet-Weiler, psychologue et sexologue, la raison derrière un tel engouement pour les histoires d’amour (et de sexe) vient du fait que, simplement, celles-ci nous animent. « Ça nous passionne. Eros, c’est la pulsion de vie. Ce qui fait vivre une femme c’est ce qu’elle va se raconter, on a besoin de se créer une histoire intérieure », nous assure-t-elle. Une de mes amies m’a avoué un jour, en plein désert sentimental proche de celui de Gobi, qu’elle avait l’impression de ne rien « vivre », justement. De ne pas être « assez » puisqu’elle n’intéressait pas au point que quelqu’un la choisisse et reste avec elle. Au-delà de briser mon cœur en déclenchant un sentiment d’impuissance bouleversant – elle est formidable pourtant impossible de lui prouver -, la situation a apporté de l’eau à mon moulin. Si une relation permet effectivement de se sentir vivante, de nous animer, de nous faire vibrer, est-elle aussi synonyme d’un accomplissement qui traduirait notre valeur ? Et par conséquent, a-t-on donc besoin d’être en couple ou de rencontrer quelqu’un.e avec qui ça marche pour prouver qu’on « vaut » le coup ?
« Se sentir désirée et désirable va avec le sentiment d’être intéressante et du coup, mon sentiment de valeur en dépend », analyse Emma. « Idéalement, j’aimerais que ce soit bien plus indépendant. Ma valeur ne devrait pas dépendre de l’intérêt qu’un mec a pour moi. Elle est en nous. Mais le fait de parler de nos relations renforce le sentiment d’être intéressante et désirable. Ça le fait exister aux yeux des autres. Et du coup à nos yeux. Tout dépend encore de l’importance qu’on apporte aux regard des autres. » Ou au regard de la société d’ailleurs. Car, et on en vient à l’indignation contre la manipulation patriarcale annoncée plus haut, celle-ci a le don très discutable de nous bourrer le crâne de contes de fée et autres romcoms dont la morale est la suivante : les filles bien, les héroïnes, celles qui « le méritent », finissent toujours par trouver le prince charmant. Pas les autres. On serait ainsi fortement encouragées à construire quelque chose de sérieux et de qualité, en opposition aux rencontres plus légères, simplement parce que cela signifierait qu’on fait partie de la première catégorie.
« Le modèle social pour la pérennité humaine est de se mettre en couple et d’avoir des bébés », ajoute Emma. « La société reconnaît et valorise ça. Ça nous conditionne. Aujourd’hui, les femmes ont des carrières, des ambitions professionnelles et la reconnaissance qui va avec, malgré toujours beaucoup de limitations et d inégalités. Mais il n’y a pas si longtemps, leur seul moyen de s’affirmer, de ‘briller’ dans la société, était par leur couple, leur famille et leur rôle de mère. » Evidemment, les hommes échappent davantage à ce schéma. « Pour être amie avec beaucoup de garçons », poursuit à son tour Lisa, « on leur demande aussi où en sont leurs relations mais contrairement aux filles, on s’en fiche que ce ne soit pas sérieux. Alors que pour nous, la réponse ne sera positive que si l’interlocutrice annonce qu’elle construit quelque chose. Comme si elle devait vivre quelque chose de sérieux pour être accomplie. » De quoi vous faire réfléchir à deux fois avant de demander à votre pote si elle est « toujours » célibataire.
Le filtre utile
Alors bien sûr, partager ses histoires plus ou moins glorieuses avec ses amies a aussi de gros avantages. Et si le fait, en tant que femme, d’être définie par sa relation n’est clairement pas fantasmé, en discuter pendant des heures n’est pas forcément empreint de pression sociale non plus. On peut simplement apprécier les anecdotes sentimentales des autres – et encore heureux – ou s’en servir pour filtrer ses propres angoisses. Voire s’éviter des crises ou des réactions qu’on risquerait de regretter plus tard. « Parfois, quand je suis déçue d’un garçon ou que j’ai envie d’agir d’une façon plutôt impulsive, j’en parle d’abord avec ma meilleure amie et ça me calme. Ça me fait voir les choses différemment. Un peu comme un ‘safe space’, dans lequel j’aurais la possibilité d’exprimer ma colère ou ma frustration, et donc d’analyser les choses de manière moins dramatique », confie Julie, 30 ans. Pas de messages incohérents rédigés à la suite d’un cruel « laissée sur vu », pas de décisions prises à la va-vite – type se pointer en bas de son boulot parce qu’il ou elle aura zappé notre anniversaire. La discussion permet de réfléchir au problème, d’en définir la source et ainsi de répliquer de façon plus adulte.
En fin de compte, le tout est d’appréhender ces éternelles conversations avec le recul qu’elles méritent ; en les considérant simplement comme une façon de raconter son vécu, de se réjouir, de se consoler – ou de comploter contre ceux et celles qui nous font mordre la poussière. Pour ce qui est des attentes archaïques de la société, s’il y a bien une manière de les déjouer, c’est en agissant différemment au sein de nos cercles proches. En arrêtant de nourrir, consciemment ou non, cette idée selon laquelle une relation aurait une importance qui dépasse l’envie de partager des bons moments avec quelqu’un.e qui nous plaît. De soutenir nos potes sans pour autant leur intimer que la seule clé du bonheur et de la réussite est d’être en couple. D’être à l’écoute de ce qu’elles veulent vraiment, elles. Et pour ça, une solution : sororité !
Article de Pauline Machado