Appropriation ou appréciation culturelles ? Une question de bon sens et de respect

Mille fois débattue mais souvent mal comprise, l'appropriation culturelle ferait un excellent sujet de bac 2023 pour Gen Z (ou nostalgiques des années lycée). Profitons de l’arrivée des beaux jours, synonyme de looks de festivalier•ères parfois hasardeux, pour remettre les pendules à l’heure (d’été) et, pourquoi pas, faire gagner quelques points à celleux qui bachotent l’oral de philo, la boule au ventre. Plaisir d’offrir !

Si coiffes amérindiennes, bindis indiens, dashikis africains et autres faux locks multicolores ont virtuellement disparu du festival de musique américain Coachella — célèbre pour ses grands moments d’appropriation culturelle méga gênants sous couverts d’esthétique « boho chic » —, les lanceur·se·s d’alerte anonymes, activistes et associations de défense des droits des minorités ne sauraient pour autant poser gaiement les armes tant l’idée même d’appropriation culturelle reste âprement discutée. Voilà une occasion toute trouvée de revenir sur la pertinence de cette notion, sur ses conséquences réelles ou fantasmées et sur la frontière ambiguë qui la sépare de l’appréciation culturelle.

La mode à la sauce appropriation culturelle

Au risque de passer pour Madame·Monsieur Sait-Tout, commençons par un petite définition en bonne et due forme. L’appropriation culturelle tend à caractériser tout processus par lequel les éléments d’une culture minoritaire donnée, tels que ses symboles, ses artefacts, ses codes, ses récits, son esthétique, son art, sa musique, ses rituels ou ses savoir-faire, sont utilisés par les membres d’une culture différente (généralement dominante) en dehors de leur contexte culturel d’origine. Interrogée sur le sujet, la Docteure Shameem Black, officiant au département d’études sur le genre, les médias et la culture à l’Université nationale australienne, rajoute qu’« emprunter à d’autres cultures devient problématique lorsque le contexte historique et les sensibilités culturelles sont ignorés ». On déracine un élément d’une culture qui n’est pas la nôtre pour des raisons souvent esthétiques en le dénuant complètement de son terreau, à savoir les valeurs symbolique, spirituelle, religieuse, historique, émotionnelle ou contextuelle qui lui donne toute sa saveur. Grâce — ou à cause — de notre monde moderne et globalisé, l’appropriation culturelle touche virtuellement toutes les sphères créatives — food, lifestyle, déco, musique, et bien évidemment l’univers (passablement hors-sol) de la mode. Grâce — ou à cause — de notre monde moderne, globalisé et hyperconnecté, il est désormais difficile de ne plus se faire épingler !

© PAUL·E
© PAUL·E

Comment oublier le show Marc Jacobs SS17 où a défilé une ribambelle de modèles, toutes arborant des dreadlocks multicolores sur la tête, sans aucune corrélation aucune avec la religion et le mouvement rastafari jamaïquains, dont les dreads restent un marqueur spirituel et symbolique, intimement liés à la réappropriation de l’identité noire et de sa beauté. Bob Marley & the (Wailing) Wailers, ça vous parle ? En matière de mercantilisation aseptisée de la spiritualité d’autrui, on ne saurait oublier la commercialisation de turbans inspirés de la religion Sikh à $790 la pièce (!) par la maison Gucci, qui comme Marc Jacobs, a dû platement s’excuser à la suite d’une floppée de critiques.

La marque de lingerie américaine Victoria’s Secret — dont le secret « était » clairement de concentrer tous les griefs possibles et imaginables, pré-rebranding — nous a elle aussi plusieurs fois gratifié·es de pépites d’appropriation culturelle avec des shows aux thèmes exotisants comme « Choses sauvages », « Voyageuse exotique », « Aventurière nomade », ou « Route orientale » qui ne laissaient planer aucun doute sur la catastrophe médiatique annoncée ! Le summum ? Un modèle défilant fièrement parée d’une coiffe amérindienne XXL, censée rappeler la célébration de Thanksgiving — ou accessoirement le génocide des autochtones d’Amérique par les colons Européen•nes. 2012 était vraiment une autre époque.

À ce stade, devrais-je préciser que loin de nous l’idée d’endosser le costume de la police de la mode en énumérant une liste impérieuse d’assignation vestimentaire à faire défaillir les adeptes du « on n’peut plus rien faire, ni rien dire » — alors même qu’iels bénéficient régulièrement de temps de parole en prime time à la télévision ! Bien au contraire. Discutons et questionnons ensemble les dynamiques de domination qui s’opèrent dans notre société à tel point que Madonna se voit créditée l’invention du voguing et Miley Cyrus, celle du twerk… Say what now?!

L’appropriation culturelle, est-ce vraiment si grave ?

Dans l’excellent (et hilarant) épisode consacré à l’appropriation culturelle du podcast Kiff ta race animé par Grace Ly et Rokhaya Diallo, la Docteure, civilisationniste et autrice (Le Triangle et l’Hexagone, éd. La Découverte) Maboula Soumahoro argumente avec acuité que l’appropriation culturelle pose tout simplement l’éternelle question de l’(in)égalité dans les échanges culturels, donnant lieu à des situations d’abus de pouvoir, de spoliation et d’injustice.

Prenons l’exemple de la femme noire par excellence, Kim Kardashian — humour ! Ou pas. Beaucoup argumentent qu’elle a construit son empire financier en se grimant, à des degrés divers, en femme noire : augmentation des fesses, injections aux lèvres, maquillage excessif pour paraître plus bronzée qu’elle ne l’est naturellement, style vestimentaire fortement « inspiré » et coiffures identiques à celles traditionnellement portées par les afro-descendantes. Grande habituée des accusations de « black-fishing » — terme fusionnant « black » (noir·e) et « catfish » (escroc), l’ex de Kanye West monnaie sa proximité avec la culture noire, son appropriation, sa whitewashisation (blanchiment) à des fins personnelles et mercantiles sans jamais créditer ses vraies inspirations (noires). Quand elle décide de porter des tresses plaquées ou cornrows (Fulani braids), elle a l’indécent toupet de les rebaptiser « Kim K Braids », puis « Bo Derek Braids » (du nom de l’actrice américaine non noire ayant « popularisé » la coiffure auprès du grand public, à la fin des années 70).

Le nœud de la spoliation et de l’injustice est bien là. Cette coiffure emblématique de la culture africaine et de sa diaspora — objet de mépris, d’insultes (grosse pensée pour Christiane Taubira et Sibeth N’Diaye), voire de discriminations au travail pour de nombreuses femmes noires osant l’arborer dans l’espace public — est subitement devenu trendy, cool et désirable après un passage au Kärcher du whitewashing ! Et comme une Kardashian en cache forcément une autre. C’est la désormais « milliardaire » petite sœur Kylie Jenner qui s’en est mis plein les poches en whitewashant et en rendant « désirables » les lèvres charnues avec son Kylie Lip Kit. Les filles noires aux lèvres naturellement sublimes n’ont aucun mérite, voyons ! Alors, pourquoi les célébrer ? Ironie.

Interrogée sur les réseaux sociaux, l’avis de la génération Z sur les conséquences de l’appropriation culturelle est sans appel. « C’est comme voler quelque chose qui a une signification spirituelle ou culturelle. », dit l’un. « Quand je vois des artistes piller la culture chinoise pour des raisons purement esthétiques sans qu’il n’y ait aucun lien avec ce qu’ielle souhaite raconter, c’est là où je me dis que c’est un peu inapproprié », renchérit une autre. « Étant une femme noire, mes cheveux sont constamment un sujet brûlant qui porte à controverse. Or, il a suffi que des personnes ou des célébrités d’une autre couleur de peau que la mienne adoptent les coiffures que je porte pour qu’elles deviennent presque respectables et à la mode, ce qui pour moi est un peu comme une insulte. », conclut une dernière.

L’identité et la culture d’autrui ne sont pas un costume que l’on peut porter quand on a envie d’être cool — Hello, Antoine Griezmann ! — et dont on se déleste bien vite quand il s’agit de faire face à la vraie vie, c’est-à-dire lors d’un entretien d’embauche, d’une recherche d’appart, d’une interaction avec la police, ou quand on décide d’adopter une autre tendance — Hello, Kim Kardashian, à nouveau !. Les minorités, elles, n’ont pas ce luxe. En effet, l’appropriation culturelle n’est que la manifestation superficielle — ce que l’autrice et militante féministe et antiraciste, Grace Ly appelle « le soft power » — d’enjeux bien plus profonds, à savoir les inégalités de pouvoir et de domination raciales, sociales, économiques et politiques entre cultures dominantes et cultures dominées, directement liées au racisme (« hard power »). Qui peut se servir impunément dans les richesses d’autrui sous couvert de les faire « découvrir au monde » ? Et qui, à l’opposé, subit une spoliation et une mercantilisation qui lui échappent et ne lui rapportent ni bénéfices financiers, ni respect ? À quand l’égalité réelle entre les peuples et leurs cultures qui sonnerait peut-être le glas de l’appropriation ?

Faîtes entrer la bien nommée, appréciation culturelle !

Trop souvent l’appréciation culturelle est brandie en étendard pour recouvrir d’un blanc-seing des situations inégalitaires et oppressives. Prenons l’exemple de TikTok, le réseau social où les Gen Z passent 24h par jour. N’est-il pas le théâtre d’inégalités économiques criantes entre créateur·rices de culture minorisée et celleux de culture dominante ? Si la plupart des chorégraphies virales sont créées par des danseur·ses noir·es, ce sont les TikTokeur·ses blanc·hes « appréciant » et imitant le travail des créateur·rices originaux·ales qui récoltent le plus de vues, de likes, de follows et, par conséquent, d’opportunités de partenariats rémunérés et de gains financiers. L’appréciation a bon dos, quand la « fame » ne suit pas. Sans les créateur·rices noir·es, le contenu de la plateforme est tout de suite moins… viral. La grève initiée par les TikTokeur·ses noir·es en 2021 pour mettre en lumière cette spoliation artistique et économique l’a bien prouvé.

À quoi peut bien donc ressembler cette satanée appréciation culturelle ? Celleux qui ont pris un plaisir masochiste à regarder toute la 1ère saison du reboot de l’iconique série Sex & The City se rappelleront peut-être la séance shopping entre Carrie et sa nouvelle BFF Seema dans ce qui ressemblait davantage à une boutique de mode, indienne — et non une boutique de sari, comme c’est répété mille fois dans cet épisode de And Just Like That. Il y a une nuance importante, car aucune trace de sari dans cette séquence ! Mais, la série a tout de même eu le mérite de nous montrer ce à quoi pouvait ressembler l’appréciation culturelle : à savoir un contexte défini (la célébration de Divali, la fête indienne des lumières), un échange (plus ou moins naturel) sur la différence entre appropriation et appréciation culturelles, suivi du choix d’une tenue appropriée dans le respect des traditions indiennes (le lehenga porté par Carrie). C’est précisément le même respect qui fut à l’oeuvre lors de l’inauguration récente du centre culturel Nita Mukesh Ambani à Mumbaï, début avril, pendant laquelle de nombreux·ses célébrités internationales ont porté des tenues traditionnelles indiennes — sari, lehanga, rignaï, anarkali, achkan ou churidar — en hommage à la culture hôte. Le port de ces mêmes vêtements lors d’une soirée d’Halloween, flanquée d’une « fan » absolue de Surya Bonaly, en patins, justaucorps et barbouillée de maquillage noir parce que sinon « c’est pas clair » (histoire vraie) serait tout de suite interprété différemment, et à raison. Où est le respect ? La liberté de dire ou d’agir dénuée d’empathie et de considération s’appelle tout bonnement de l’irrespect et de l’oppression, particulièrement dans une situation d’inégalité de pouvoir.

Pour beaucoup, la frontière entre appropriation et appréciation culturelles reste un vrai casse-tête alors même qu’il suffit de faire preuve de bon sens. Quand on souhaite s’inspirer, célébrer, mettre en lumière la culture d’autrui, on veille à expliciter ses sources et à intégrer les membres de cette dite-culture dans le processus créatif en les consultant, en les embauchant, en les faisant participer, voire en leur offrant un rôle de premier plan. N’est-ce pas, chers ateliers créatifs des maisons de mode ? Ça évite les clichés, approximations et autres contre-sens malencontreux. Non, une recherche sur Google ne suffit pas à retranscrire toutes les nuances d’une culture, quelle qu’elle soit ! D’ailleurs, laisser un peu de place aux créatif·ves de cultures diverses afin qu’iels puissent elleux-mêmes s’exprimer et mettre au-devant de la scène internationale leur propre culture n’apporterait que davantage de diversité, d’authenticité, de vérité et d’équité dans le paysage artistique. Mention spéciale aux artistes, comme la musicienne Thérèse, qui prennent le micro afin d’exprimer leur ras-le-bol de la féchitisation, de l’appropriation et du racisme ordinaire. Dans son titre « Chinoise ? », la parisienne reprend à son compte les clichés qui lui sont assénés à longueur de temps dans un bel exercice de renversement cathartique.

Outre, le crédit rendu à ces populations dont la culture inspire tant, ne pourrait-on pas également se questionner sur la nécessité de faire rentrer dans la spirale mercantile et capitaliste tous les savoir-faire artisanaux du bout du monde issus de sociétés cultivant un autre équilibre avec leur environnement, beaucoup plus sain que le nôtre ? Doit-on forcément marchandé et surconsommé toute production artistique sur l’autel du profit spéculatif ? Au-delà du débat sur l’appropriation et l’appréciation culturelles, ces réflexions nous invitent à questionner et repenser l’ordre du monde, les hiérarchies entre « grandes puissances » et puissances « subalternes », ainsi que le statu quo d’où émergent, à l’infini, de pales copies sans âmes, ni saveurs, que l’on consomme en masse.

Article de PK Douglas

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