MANGEUSE D’HERBE : L’AFRO-VÉGANISME REMET LES PENDULES À L’HEURE

Avec son projet « Mangeuse d’herbe », Charlotte Polifonte propose une incursion dans l’afro-véganisme à travers des recettes issues de son patrimoine familial guadeloupéen.

À 30 ans, cette activiste culinaire souhaite montrer que « cuisiner végan et traditionnel n’a rien d’un sacrilège ». Alors que les cuisines africaines sont aujourd’hui souvent associées à la viande, Charlotte veut rappeler que de nombreuses recettes originelles étaient non carnées. L’occasion pour elle d’articuler identité et engagement antispéciste, tout en œuvrant en faveur d’une plus grande diversité de la gastronomie végétalienne.

Mangeuse d'herbe
© Mangeuse d'herbe

Dans ce monde où manger de la viande est encore la norme, on ne naît pas végétalien.ne, on le devient. Peux-tu nous parler de ton parcours culinaire ?

Certaines personnes pourraient penser qu’être végan.e est une question de bien-être. Pour moi, c’est plus que ça. La nourriture est un prétexte pour aborder des sujets aussi importants que la conscience animale, nos traditions, nos origines. J’envisage donc mon régime alimentaire comme une manière de lire le monde. La question animale fait partie du socle de notre système colonial, capitalisme et hiérarchisant. En prendre conscience a été un déclic pour moi. Je suis devenue végane du jour au lendemain, il y a quatre ans. Pas parce que je n’aimais pas le goût de la viande, puisque j’étais du genre à manger du saucisson sec à 2 heures du matin si j’avais un petit creux… Non, si j’ai choisi de ne plus consommer de produits animaux du tout, c’est parce que j’ai réalisé que la question urgente n’était pas « comment exploiter le mieux possible ? » mais plutôt « comment cesser totalement d’exploiter les animaux ? »

 

En quoi cette nouvelle radicalité dans ton alimentation a-t-elle résonné avec ton identité ?

Je crois que, par leurs vécus, les personnes racisées sont souvent plus sensibles aux questions de domination. Trop de populations portent en elles des histoires d’empoisonnement, d’intoxication des corps, ou encore de pollution des terres – je pense par exemple au scandale du chlordécone ou à celui de l’agent orange. Ces écocides, on les ressent dans notre chair quand on regarde notre passé. Avec mes origines, renoncer à la viande, c’est aussi critiquer les conséquences du colonialisme.

Tu as des origines guadeloupéennes. Or, l’histoire des Antilles est intimement liée à celle de la traite. Des millions d’esclaves africain.e.s ont été déplacé.e.s pour pallier le manque de main-d’œuvre dans les plantations.

En Afrique comme aux Antilles, l’arrivée des colons a généré un effacement progressif de la culture d’avant. L’assimilation a été très violente. Peu à peu, les gens ont perdu leur spiritualité, leurs références, les coiffures qui étaient des marqueurs sociaux pour se reconnaître en société… Et contrairement à ce qu’on croit, la place de la viande en Afrique a été construite. Comme les frontières, qui sont ces lignes aléatoires que l’on a placées sur le continent, pour départager les territoires et séparer des gens similaires tout à coup victimes de scission. En Afrique pré-coloniale, la viande était rare sur les tables. Pareil dans les Antilles. Sauf que, là-bas, l’histoire des hommes et des femmes est celle de la survie et de l’adaptation. Face aux oppresseur.se.s qui ont imposé la consommation de viande dans le Code noir (le texte établi pour donner un cadre juridique à l’exercice de l’esclavage dans les Antilles, ndlr), les esclavagisé.e.s n’avaient pas d’autre choix que de manger de la chair animale. C’est ainsi que le porc a fait son entrée dans les plats antillais.

 

Il existe également ce mets très associé aux Antilles : les acras de morue…

Quand on y pense, c’est une hérésie! La morue est un poisson d’eau froide. Elle ne vit pas dans les mers des Caraïbes. Comment expliquer sa présence dans la cuisine antillaise? C’est simple : on a incité les îles à consommer ce produit afin de les rendre dépendantes d’un commerce extérieur. Le cochon et la morue se conservent facilement dans du sel, et c’est ce que les colons amenaient par bateau. Par conséquent, puisque les personnes esclavagisées ne pouvaient pas s’occuper de leur nourriture, elles sont devenues dépendantes des colons. C’est absurde, car sur une île, tout pousse. C’est l’abondance même. Quand on retrouve des traces de ce que les esclaves ont pu faire pousser dans les « jardins créoles », ces espaces qu’on voulait bien leur laisser, on se rend compte de la somme incroyable de compétences en agriculture qu’iels détenaient. Iels avaient une véritable connaissance de la terre, de quoi avoir assez de protéines même sous un soleil écrasant, si seulement on leur avait laissé l’opportunité de disposer d’elleux-mêmes. Au lieu de cultiver des végétaux pour nourrir le bétail qui va ensuite servir à notre alimentation, pourquoi ne pas directement aller à la source en se nourrissant de ces végétaux ? Aujourd’hui, il faudrait que les locaux puissent jouir à nouveau de la force de leur territoire et de ce qui y pousse. Pourtant, quand on regarde l’état de l’Outre-mer, il y a de quoi être dépité.e devant tant d’injustices : les packs d’eau sont très chers, les bidonvilles sont trop nombreux, et les békés (les descendant.e.s des premiers colons euro- péens, ndlr), qui sont pourtant minoritaires dans la société, possèdent à peu près tout.

Quel autre vestige de la présence coloniale trouve-t-on aujourd’hui dans la culture culinaire antillaise ?

Quand on se lance dans un travail de recherche, on réalise que le fait de consommer du jambon de Noël, du saindoux (de la graisse de porc fondue, ndlr), etc., vient des Européen.ne.s, et en particulier, des Français.es. À l’époque, ces produits ont été introduits par de riches nobles, mais aussi par des familles plus modestes qui voulaient tenter leur chance et faire fortune dans les Antilles. Le saindoux est lié à la fête du saigneur du cochon qui, une fois par an, faisait fondre la couenne pour la redistribuer. En Afrique, on n’a pas besoin de ce genre de produit puisqu’on a déjà de nombreux beurres : de mangue, de karité ou encore de noix de cajou (noix qui poussent très facilement au Sénégal), par exemple.

 

Tu proposes aujourd’hui de joindre le geste à la parole. À travers « Mangeuse d’herbe », tu imagines plein de recettes antillaises, mais en version végétale, comme un retour aux sources. Comment ce travail est-il accueilli par tes pairs ?

Il y a des personnes très réceptives à cette idée de mettre en adéquation une alimentation plus juste et un patrimoine historique. Pour d’autres, c’est moins évident et je le comprends: l’afro-véganisme demande de remettre en question une norme qu’on avait déjà incorporée. Ça peut être fatiguant, en tant que personne racisée, de ne jamais être totalement dans la norme, de proposer à nouveau un décalage, même si c’est pour être en adéquation avec une époque pré-coloniale. Mais renoncer à la viande, ça ne revient pas à enlever le bon goût de nos recettes ! En plaisantant un peu, je dis souvent à ma famille : « Aux Antilles, on dirait de toute façon que vous faites déjà tout pour masquer le goût de la viande ! » Et c’est vrai, quand on regarde les recettes, il y a toujours des marinades acides, des poulets frottés, des nuits entières où on laisse reposer, avant de mitonner le tout longuement, avec encore des épices, des ingrédients qui pénètrent la chair et donnent un autre goût. Même dans le boucané (le fait de fumer de la viande, ndlr), ce qu’on aime, c’est l’odeur du fumé !

La place de la viande n’est donc pas centrale dans le goût des cuisines antillaises…

Oui, et je trouve qu’il existe une bonne astuce pour déceler les peuples qui ont une alimentation naturellement carnée. C’est de regarder leur rapport à la viande et à la cuisson. En France, par exemple, il y a des cuissons minute, des viandes rosées ou saignantes. Et dans les noms des grands classiques de la cuisine française, on ne trouve pas un seul plat salé sans viande! Alors qu’en Afrique, les plats portent très souvent le nom des plantes (nkui, saka saka, ndole…) ; le nom de la viande qu’ils accompagnent arrive seulement à la fin. Sur le même sujet, j’aime également rappeler que la soul food (cuisine associée au sud des États-Unis et aux traditions afro-américaines, ndlr) n’est rien d’autre que de la slave food. Autrement dit, historiquement, des morceaux de viande dont les colons ne voulaient pas.

 

Tout ton travail consiste à faire des ponts entre le véganisme et l’histoire d’une domination coloniale. Tu as à cœur de déconstruire un patrimoine culinaire imposé. Quels liens fais-tu entre spécisme et racisme ?

Le spécisme est une branche idéologique du capitalisme, et surtout de l’impérialisme, dont le but a toujours été d’asseoir une domination. Dans ce contexte, l’animal devient le fondement de l’anti-humain. Or, hiérarchiser le monde vivant en décidant aléatoirement qu’un animal vaut plus qu’un autre – par exemple, ici une vache sacrée, là-bas un cochon méprisé –, c’est la base de la domination. Et classer les autres, c’est aussi la base du racisme.

 

Revenons-en à un aspect plus culinaire, qui reste ton médium préféré pour amener toute cette discussion à table. Pour achever de convaincre ton entourage, y a-t-il un plat que tu aimes particulièrement faire ?

Les acras ! Et j’adore quand on me dit: « Ah, donc tu cuisines quand même la morue ! » Alors qu’en fait, mes acras en sont totalement dépourvus. Quand les gens sont bluffés, ça veut dire que le challenge est relevé. Dans mes « acras des océans » (c’est comme ça que je les appelle), il y a une base d’algues, d’oignons, de cive, de clou de girofle et de piments. J’aime quand les personnes qui dégustent mon plat le trouvent aussi bon que la version classique qu’elles avaient en tête. Je suis pour une cuisine généreuse, mais respectueuse du vivant !

 

Article du numéro 51 « Vibrer », par Émilie Laystary

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