RENCONTRE AVEC BUTHEINA KAZIM, CO-FONDATRICE DE CINEMA AKIL, PREMIER CINÉMA D’ART ET D’ÉSSAI INDÉPENDANT DE DUBAÏ

À Dubaï, le cinéma d’art et d’essai indépendant a trouvé une ambassadrice passionnée et passionnante en Butheina Kazim, jeune trentenaire et fille du pays, pour qui la plus belle des rencontres se fait entre un film et son public. C’est précisément pour accompagner cette rencontre qu’est né Cinema Akil, il y a bientôt 6 ans, tel un ovni au charme rétro parmi les cinémas multiplex projetant des blockbusters. Fascinée, depuis toujours, par les « images qui bougent » et le storytelling, Butheina nous raconte la genèse et les étapes successives de son projet atypique, avec l’enthousiasme et l’intelligence qui la caractérisent. Entretien.

Butheina Kazim © Cinema Akil

PK Douglas pour Paulette : Tu as co-fondé le tout premier cinéma d’art et d’essai des Émirats Arabes Unis, d’abord itinérant, désormais permanent à Warehouse 68 Alserkal Avenue, Dubaï. Comment cette aventure a-t-elle commencé ?

Butheina Kazim : Je souhaitais à tout prix créer une expérience alliant cinéma, débat d’idées et lieu de rencontre, destinée à une communauté de personnes très diverse et amoureuse de cinéma. D’où la création en 2014 de Cinema Akil, en format pop-up cinéma à la Third Line Gallery, afin de tester l’appétit du public émirien pour notre programmation cinématographique d’art et d’essai. Ce furent des débuts assez modestes : nous avions une capacité de 45 personnes, assises sur des poufs en guise de sièges, une sélection d’une douzaine de films représentatifs de ce que nous souhaitions faire découvrir au public, en opposition avec la programmation traditionnelle des gros cinémas multiplex. Nous avons pu projeter des films de Satyajit Ray ou encore d’Alfred Hitcock dans des espaces communautaires, des parcs, des terrains de basket ou des entrepôts. L’idée était vraiment d’amener ce type de cinéma au public de la région, d’aller à sa rencontre, de le galvaniser et de constituer notre communauté petit à petit. Après 4 ans de test, courant 2018, nous avons investi un espace permanent à Alserkal Avenue, où nous avons installé un grand écran unique dans une grande salle de projection, habillée d’un mobilier cosy et rétro chiné un peu partout. Cinema Akil est ainsi devenu le seul cinema d’art et d’essai du pays, proposant un point de vue cinématographique singulier.

P.K. : D’ailleurs, pourquoi Cinema « Akil »

B.K. : Akil est un nom propre arabe assez commun et répandu dans la region du Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud-Est qui signifie intelligent, sage et sensé. Nous voulions donner un nom à notre cinéma qui soit familier et personnel.

P.K. : Tout comme Paulette ! (Rires). Et alors, d’où te vient cette passion pour le 7ème art ? As-tu suivi des études de cinéma ?

B.K. : En effet, j’ai toujours été fascinée par la juxtaposition entre art, médias et storytelling que permet le cinema. J’adore les histoires quel que soit le support d’expression. Les films, en particulier, permettent le partage d’expériences singulières, de moments de grâce et de petits bouts de vie extraordinaire. C’est ce qui me plait. Par conséquent, j’ai décidé de m’impliquer dans la façon dont les films qui parlent de communautés marginalisées, peu visibles ou mal représentées sont apportés au devant de la scène et face au public. Je trouvais dommage qu’il soit plus facile pour un public parisien ou berlinois de découvrir un film indépendant venu d’Iran, de Tunisie ou du Liban que pour un public émirien ou du Moyen-Orient. Notre public devrait aussi avoir un accès facile aux films qui racontent notre réalité et partagent notre culture. Je voulais que les choses changent.

P.K. : Comment se fait le choix des films que projette Cinema Akil ?

B.K. : C’est une question difficile à laquelle je ne sais jamais quoi répondre, car il n’y a pas de méthodologie ! (Rires). Parfois, nous choisissons de projeter des films qui nous ont touché·e·s, des films qui ont marqué les esprits et que le public souhaite voir ou qu’il se doit de voir; parfois, il s’agit de films encensés par la critique ou de films qui correspondent à une actualité particulière, à un moment. Ça varie. Parallèlement à notre programmation à Warehouse 68, nous continuons à projeter des films de façon itinérante dans tout le pays afin de diversifier notre proposition et notre public. Nous projetons beaucoup de films qui parlent de sujets engagés, sociaux ou sociétaux forts, des films qui mettent les personnes de couleur, les communautés marginalisées, les femmes et le féminisme au devant de la scène. Nous sommes attiré·e·s par ces histoires là.

P.K. : Est-ce important pour Cinema Akil de projeter des films realisés par des femmes ? 

B.K. : Notre programmation est de plus en plus large, grâce notamment à nos partenariats avec l’Institut Français, l’Ambassade de Belgique et du Luxembourg. Nous avons, par exemple, débuté la semaine dédiée au cinéma français avec une projection de Les Misérables, le film événement de Ladj Ly, qui a fait couler beaucoup d’encre en France et à l’étranger. C’était important pour nous de montrer un film qui pose des questions sur la société française actuelle. Cette semaine thématique a aussi mis en avant des films venus d’Afrique francophone indépendants et produits ou co-produits en France et en Belgique. Nous organisons aussi une programmation thématique autour de films italiens en partenariat avec le Festival du Film de Venise, ainsi que Alternativo Latino, une programmation qui met à l’honneur des films d’Amérique Latine sélectionnés par l’un de nos collaborateurs qui est lui-même Colombien et Palestinien. C’est donc une large programmation qui inclut, bien sûr, le travail de réalisatrices. Montrer les femmes qui travaillent dans l’industrie du cinéma, pas seulement devant ou derrière la caméra, mais aussi à la production, la distribution, la critique de films, reste un objectif que nous ne perdons pas de vue. D’ailleurs, notre rétrospective sur le travail d’Agnès Varda a rencontré un franc succès. Nous sommes aussi fièr·e·s de Herstory, une programmation lancée à Abu Dhabi qui met en avant les réalisatrices.

P.K. : Y-a-t-il des femmes émiriennes entrepreneures qui t’inspirent ? Quelles sont tes mentors ? 

B.K. : Je trouve qu’il y a quelque chose de très symbiotique dans la manière qu’ont les femmes d’être actives, d’entreprendre et de faire du business ici. C’est très lié à l’esprit même de Dubaï, selon moi. Dubaï a toujours été un espace de commerce, qui pousse à l’innovation, à la création, à l’échange commercial et au dépassement de soi. Les Dubaïotes ont appris à définir par elles-mêmes ce à quoi ressemble une femme entrepreneure ou une business woman. C’est d’ailleurs très interessant d’analyser cette perspective féministe à Dubaï et d’observer ce à quoi ressemble la participation des femmes dans la vie publique et dans le business. Nous avons du chemin à faire, notamment dans le monde du cinema et l’industrie du film. C’est une réflexion assez globale, qui a connu des avancées positives ces deux dernières années : on discute davantage des difficultés que peuvent rencontrer les femmes dans le cinéma, de la façon dont elles sont traitées et même rémunérées. Notre perspective depuis le monde arabe est interessante et singulière. On peut noter que, parmi les films sélectionnés lors de festivals du film en Europe ces 5 dernières années, environ 70% des films arabes furent portés par des femmes, que ce soit dans la réalisation, le casting, le financement, la production, la distribution. Je trouve ces chiffres très encourageants, particulièrement pour les Émirats Arabes Unis. La réalisatrice et poétesse émirienne Nujoom al-Ghanem, par exemple, a une renommée internationale. À Dubaï, beaucoup de femmes viennent aussi du Moyen Orient, d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique et créent de nouveaux standards ainsi qu’une nouvelle visibilité des femmes dans le milieu de l’entrepreneuriat. Les mentors sont partout !

P.K. : Dans un contexte où les cinémas multiplex se taillent la part du lion en terme de spectateur·trice·s, quel est le public de Cinema Akil ? 

B.K. : Chacune de nos programmations attire un public différent. Nous projetons parfois un film qui réveille un sentiment de fierté auprès d’une certaine communauté. Par conséquent, 90% du public à ces séances viennent de cette communauté. Parfois, le sujet du film en lui-même attise l’intérêt du public, comme, par exemple, le film documentaire Leaving Neverland pour lequel l’appétit du public fut énorme étant donné le sujet, la controverse et la possibilité de pouvoir débattre après la projection. Par conséquent, notre public est vraiment très large et varie selon la programmation.

P.K. : Cinema Akil n’est pas seulement un cinema d’art et d’essai mais aussi un espace de rencontre et de débat, comme tu viens de le mentionner; il abrite d’ailleurs un coffee shop géré par ton frère, Project Chaiwala. Comment as-tu réussi à créer une synergie entre Cinema Akil et sa communauté ?

B.K. : Le monde du cinéma et l’industrie du film en général traversent ce qu’on pourrait appeler une crise identitaire. L’expérience cinématographique et la façon même dont on consomme des films sont remises en question depuis plusieurs années avec l’arrivée de nouvelles plateformes et de nouvelles pratiques. C’est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de créer un cinema d’art et d’essai qui sert aussi d’espace d’échange, de discussion, de partage et de convivialité entre les membres de notre communauté. Pour moi, l’avenir du cinema, c’est de pouvoir poursuivre l’expérience cinématographique après une séance en ayant l’opportunité de discuter et de débattre avec de parfaits inconnus. L’ADN de Cinema Akil est là : une programmation choisie avec attention et qui sert son public dans un lieu communautaire où on se sent a l’aise. C’est ici que se trouve la valeur ajoutée du cinéma dans un contexte où on peut si facilement visionner une multitude de films en excellente qualité sans avoir à bouger de chez soi. Pour moi, l’environnement qui accompagne la découverte d’un film influence la manière dont il est reçu. Cinema Akil est donc l’aboutissement d’une longue réflexion sur le design de la salle, les sièges, la nourriture et les boissons proposées, nos partenaires traiteurs, l’emplacement du cinéma dans un quartier piéton. En journée, par exemple, nous ne fermons pas la grande salle de projection. Avec ses grandes fenêtres vitrées et la lumière qui l’inonde, nous souhaitions que cette salle puisse être un lieu accueillant pour ceux et celles qui veulent s’y installer, y faire une petite sieste, lire ou discuter. En soirée, elle redevient, comme par magie, une salle obscure. 

P.K. : L’éclectisme de la programmation de Cinema Akil tend à montrer que vous projetez volontiers des films controversés qui portent à débat. Est-ce difficile de tout montrer dans un cinema d’art et d’essai indépendant Dubai ? 

B.K. : Nous avons évidemment des restrictions en ce qui concerne notre programmation. Nous choisissons nos batailles et sommes en dialogue constant avec les autorités compétentes. L’idée n’étant pas de faire de la controverse pour la controverse, et de refroidir le public ou les autorités. Étant Dubaïote et ici chez moi, j’ai envie de continuer encore longtemps à faire découvrir au public des films qui me touchent et des histoires qui méritent d’être vues. Je peux dire que j’ai été agréablement surprise par l’ouverture d’esprit du public et la réception qu’ont reçue certains films polémiques. Projeter Leaving Neverland fut une belle victoire, par exemple. Toute la pédagogie en amont et le dialogue en aval de la projection furent essentiels. À la suite de Leaving Neverland, nous avons projeté le film libanais An Aid For Each qui traite de l’emploi domestique. Notre souhait étant d’ouvrir un débat sur la question du travail domestique en général, où chacun·une pouvait s’exprimer selon son expérience personnelle. Nous avons aussi créé une plateforme qui s’appelle Debatable où on débat de films qui traitent de sujets controversés entre professionnels, artistes, créatifs et journalistes. De manière générale, nous voulons faciliter le débat de manière positive et constructive sur des sujets importants.

P.K. : Aurais-tu des recommandations de films à découvrir ou à re-découvrir ?

B.K. : Je vous conseille d’explorer notre site Internet et de regarder plus particulièrement nos sélections de films thématiques en partenariat avec Warehouse421 (à Abu Dhabi) : « Arabs In The City », « Cinema Akil x Warehouse421 Vulnerable », « On Arab Cinema » et « HERSTORY ».

P.K. : Pour conclure, à quoi ressemble l’avenir de Cinema Akil ? Des projets d’expansion hors des Émirats Arabes Unis ?

B.K. : Pour l’instant, nous souhaitons asseoir notre implantation à Dubai. Nous sommes très heureux·se·s et reconnaissante·s à la ville de nous avoir permis d’ouvrir ce lieu de culture et de rassemblement touchant un large public, public qu’il nous serait difficile de toucher autrement. Mais, nous restons une organisation fragile qui, comme bien d’autres organismes culturels, avons besoin non seulement du soutien et de la mobilisation de notre communauté et de notre public, mais aussi des autorités compétentes. Nous faisons aussi partie du vaste réseau des cinémas d’art et d’essai des pays arabes, qui inclue des villes comme le Caire, Khartoum ou encore Tanger. Ce réseau nous apporte un soutien non négligeable, et nous aimons nous retrouver régulièrement dans des festivals, à la présentation de prix ou pour animer et participer à des colloques dans le monde entier. En ce moment, nous regardons avec intérêt ce qui se passe en Arabie Saoudite. Selon la conjoncture et si une opportunité se présente, c’est un endroit où nous pourrions envisager de nous développer hors Émirats Arabes Unis. Mais, pour l’instant, rien n’est décidé. 

Merci Butheina !

Cinema Akil est situé à Warehouse 68, Alserkal Avenue Quoz Industrial District, Dubaï, UAE.

Propos recueillis par PK Douglas

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