RÉINVENTER L’AMOUR AVEC VICTOIRE TUAILLON
Après « Les Couilles sur la Table », la journaliste féministe Victoire Tuaillon a signé chez Binge Audio « Le Cœur sur la Table », un podcast dédié à l’amour sous toutes ses formes.

Comment s’aimer à égalité lorsque l’ordre social est basé sur la domination ? Comment se sentir libre dans ses relations quand un modèle de couple défini s’impose à nous dès l’enfance ? Dans son podcast, Victoire Tuaillon, 32 ans, décortique les mécanismes de nos vies amoureuses, convoquant penseuses féministes, références de la culture populaire et témoignages d’anonymes. Juste avant la sortie de la suite du documentaire, en juin dernier, la journaliste nous a raconté la « grande révolution romantique » qui arrive.
Cendrillon, La Petite Sirène, ou encore la comédie romantique N’oublie jamais… Dans le troisième épisode du Cœur sur la Table, vous analysez ces contes et ces références de pop culture qui ont forgé notre éducation sentimentale. Pour vous, quels imaginaires sont transmis par ces histoires ?
D’abord, on inculque aux petites filles que ce qui va compter par-dessus tout, ce n’est pas leurs passions, leur carrière ou leurs relations avec leurs ami.e.s… Non, le plus important, ce sera d’être choisie par un prince. Il y a cette injonction très forte à faire passer l’amour avant toute chose, quitte à accepter certaines violences. Dans La Belle et la Bête, le message, c’est que même si on est enfermée dans un château avec une bête horrible qui nous hurle dessus, si on est assez gentille et obéissante, grâce à l’amour, le monstre va se transformer en prince. Dans La Petite Sirène, la morale, c’est que si on sacrifie notre voix au nom d’un homme, si on se mutile et qu’on souffre, alors on sera récompensée par son amour. La conclusion, c’est que, sans soumission, il n’y a pas d’amour. Comment peut-on développer des relations saines et égalitaires à partir de ça ?
C’est donc une injonction à accepter la violence par amour qui s’impose aux femmes dès l’enfance…
Et la conséquence, c’est que cette culture de l’amour sert à justifier tout un tas de choses au sein du couple : les inégalités dans le partage du travail domestique, le sacrifice pour ses enfants… Et, dans le pire des cas, des violences psychologiques et physiques. En tant que femmes, je pense qu’on doit être collectivement plus exigeantes à cet égard, attendre beaucoup mieux de nos relations amoureuses. Jusqu’à récemment, l’amour était considéré comme un sujet mineur, bon pour les courriers du cœur. Mais c’est bel et bien un enjeu politique, puisque nos conceptions culturelles de l’amour favorisent un certain ordre patriarcal. Dans Le Cœur sur la Table, l’activiste trans Juliet Drouar va même jusqu’à dire que l’amour, c’est la pilule qu’on nous donne pour nous faire accepter le patriarcat, et je suis assez d’accord avec lui !
En quoi la question de l’amour est-elle une question féministe ?
C’est exactement ce que montre la pensée féministe : le traitement réservé aux femmes dans notre société est tout sauf aimant. De fait, l’hétérosexualité est basée sur un mensonge. Y grandir en tant qu’homme, c’est être soumis à un paradoxe insupportable. Pour être viril, il faut aimer les femmes, mais en même temps, être un homme, c’est être supérieur aux femmes. On est donc obligé de désirer ce qu’on a d’abord appris à mépriser.
Pour s’aimer complètement, il faudrait apprendre à déconstruire les genres ?
Oui, parce qu’il nous faut être capables d’identifier ce qu’on ressent vraiment, pour ouvrir de vrais dialogues, une vraie écoute de l’autre. Or dans l’apprentissage et la performance du genre, on travaille à nier totalement certaines parties de nous-mêmes. Les hommes apprennent à faire semblant de ne pas comprendre ce que ressentent les autres, à ne pas s’intéresser aux sentiments, quand les femmes apprennent à faire semblant qu’elles n’ont pas de désir propre, qu’elles donnent tout pour les autres et s’accommodent de ces sacrifices. Il n’y a pas d’authenticité relationnelle possible dans ce contexte-là. C’est pour ça que je vais jusqu’à dire que sans féminisme, l’amour n’existe pas.
Quels ouvrages pouvez-vous nous conseiller pour repenser notre vision de l’amour dans une perspective féministe ?
La BD de Liv Strömquist Les Sentiments du Prince Charles est pour moi un indispensable pour commencer à penser l’amour d’un point de vue politique : l’autrice tisse une subtile connexion entre des univers très éloignés, de la pop culture à des thèses de sociologie, en passant par la grande littérature. Le tout avec un ton drôle et acéré ! Je recommanderais aussi, bien sûr, Tout le monde peut être féministe, de l’autrice afroféministe queer américaine bell hooks. C’est un recueil de chroniques très accessibles, parfait pour une première approche du féminisme intersectionnel.
Vous dites, dans le prologue du podcast, que vous avez passé votre vie à être amoureuse, et que ce sujet vous a toujours semblé central. Pourtant, à vous écouter, on pourrait être tenté de conclure que l’amour est un piège dans lequel il ne faudrait surtout pas tomber…
On va passer toute notre vie à apprendre à aimer, c’est l’une des choses les plus importantes de nos existences. Simplement, il nous faut changer radicalement nos façons de considérer ce qui est de l’amour. Développer l’écoute, pour entendre les besoins de celleux qu’on aime, les respecter. Avec cette idée que les relations amoureuses passent au-dessus de toutes les autres, on en vient aussi à considérer nos amitiés comme des salles d’attente, des espaces indésirables et temporaires. On oublie que nous vivons déjà de grandes histoires d’amour, dont certaines nous suivront toutes nos vies : avec nos ami.e.s, mais aussi avec notre famille, et même avec nos animaux domestiques. On gagnerait beaucoup à mieux nourrir, entretenir, considérer ces relations. Et puis, on apprend aussi toute sa vie à s’aimer soi : là aussi, le féminisme est un allié précieux.
« Bell Hooks disait que l’amour est une force révolutionnaire qui peut nous aider à résister à toutes les injustices. »
Pour Le Cœur sur la Table, vous avez organisé des groupes de parole dans plusieurs villes de France, invitant des inconnu.e.s à se confier sur leur vie sentimentale. Est-ce que cet outil peut nous aider à mieux comprendre nos relations amoureuses ?
Oui, notamment si on le fait en non-mixité, avec des personnes bienveillantes. Presque tous les témoignages du documentaire sont issus de ces groupes de parole. Je demandais à des auditeur.rice.s de venir avec leur voisin.e, leur grand-mère, leur tante… Et à chaque fois, il se passait des choses vraiment très puissantes. Partager des expériences intimes face à des personnes capables de les entendre et d’y faire miroir, faire circuler la parole, ça crée des liens extrêmement forts. C’est un outil multimillénaire, très utilisé par les féministes dans les années 1970 aux États-Unis et en France. Et je pense que tout le monde devrait s’y essayer au moins une fois.
Dans le prologue du Cœur sur la table, vous appelez de vos vœux une « révolution romantique ». Sommes-nous déjà̀ en train de la vivre ? Notre société a-t-elle de plus en plus besoin d’amour ?
Cette expression nous vient de l’autrice Costanza Spina selon qui nous sommes à l’aube « d’une révolution romantique intersectionnelle ». Pour moi, ça va bien au-delà des relations de couple. Il y a tout un courant écologiste, antiraciste et féministe dans lequel on appelle à changer complètement nos rapports à la nature, comme les romantiques du XIXe siècle. Il est ici question des relations que nous entretenons avec la planète, les autres humains, les animaux. Ce sont des combats pour arrêter de traiter tout ce qui nous est extérieur en objets dont on dispose. Il y a cette envie de refuser un monde uniquement basé sur la rationalité et l’intellect, avec un engouement croissant pour le yoga, la méditation, le tarot… J’y vois une révolution émotionnelle, dans laquelle on se réapproprie nos corps, et où on se bat pour écouter davantage nos sentiments, nos colères. bell hooks disait d’ailleurs que l’amour, y compris l’amour de nous-même, est une force révolutionnaire, qui peut nous aider à résister à toutes les injustices.
Si vous ne l’avez pas déjà écoutée, la première saison du Cœur sur la table est disponible sur toutes vos plateformes d’écoute.
Article du numéro 51 « Vibrer ». Propos recueillis par Célia Laborie, photographie de Marie Rouge.