LE REDOUTABLE, QUAND JEAN-LUC GODARD EST MORT, PUIS RESSUSCITÉ

En faisant interpréter le réalisateur d’“A bout de souffle” par Louis Garrel, Michel Hazanavicius propose un détournement fantaisiste du “personnage” Godard. Paris, 1967. Jean-Luc Godard tourne La Chinoise avec Anne Wiazemsky, de vingt ans sa cadette. Jean-Luc est le cinéaste star de sa génération. Anne est belle comme le petit jour et l’admire. Les jeunes mariés sont gais et heureux. Mais le film est incompris à sa sortie. Jean-Luc, alors, se remet en question : que vaut le cinéma, son cinéma, dans la nouvelle déferlante politique de mai 68 ? A force de s’éloigner de ses proches pour plonger dans des mouvements collectifs, à force de concepts et de mots, c’est son mariage qu’il va noyer… Mais quel est donc cet objet de cinéma qui s’inspire des deux livres (Une année studieuse, mais surtout Un an après) qu’Anne Wiazemsky consacra à son histoire avec « le grand homme » – titre envisagé un temps ? Le titre définitif est un indice tant il rappelle ceux des comédies de Philippe de Broca avec Jean-Paul Belmondo. Pourtant, plus que le pastiche redouté par les gardiens du temple godardien, Le Redoutable est un détournement fantaisiste et attendri de la figure d’un magnifique, mais incorrigible obsessionnel de sa propre révolution permanente. Un Godard si attaché à être de son temps qu’il oublie de vivre ici et maintenant avec la femme qu’il aime. Ce n’est donc pas tant le cinéaste qui intéresse Michel Hazanavicius mais le « personnage Godard » dans ses différents motifs. L’homme, aussi, et Louis Garrel relève haut la main ce défi de la variation, passant de l’imitation volontairement outrancière à une incarnation plus subtile du Suisse sincère, jaloux et masochiste, incapable de baisser les armes pour retenir Anne (Stacy Martin, certes plus égérie que charismatique)… Le Redoutable, de Michel Hazanavicius (France, 1h47). Avec Louis Garrel, Stacy Martin, Bérénice Bejo, Grégory Gadebois.

En compétition. Sortie le 13 septembre 2017. L’esthétique du film, aussi, est un collage. Se mêlent, ainsi, dans une remarquable homogénéité, des images de foule manifestante tournée dans la rue, des plans très graphiques en appartement, des correspondances de couleurs pop, et des scènes de bord de mer, sur les hauteurs de Cannes puis en Italie, sous la même lumière éclatante que celle de Raoul Coutard pour Le Mépris. Entre l’artiste qui pérore et la femme qui ne l’écoute plus que d’une oreille, le mépris, justement, s’installe. Jusqu’à cette séquence, belle et tragique, de la fin d’un amour entre chambre et salle de bain, commenté par un extrait de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes sur le caractère infini de la scène de ménage. Il est lu, en voix off, par Michel Subor, l’acteur principal du Petit Soldat. Le fétichisme pour le cinéma de JLG est donc là, plutôt respectueux, délicieuse scène de nu allongé façon Bardot compris. Mais c’est dans… l’humour que Hazanavicius rejoint le plus fidèlement le réalisateur d’A bout de souffle et Soigne ta droite, grand blagueur à ses heures. Dans un gag récurrent, Godard, qui veut changer de regard sur le cinéma, casse ses lunettes. Garrel-Godard affirme face caméra qu’un acteur est tellement con qu’il est possible de le lui faire dire… face caméra. Sans oublier ce plan séquence-hilarant, de retour du festival de Cannes 68 annulé, où six personnages se disputent dans une voiture. Puisque le grand homme n’eut de cesse de tout désacraliser, n’est-ce pas finalement le plus bel hommage à lui rendre que de le désacraliser à son tour ?

D’en faire un héros réellement populaire ?

 

Des rires, aux bons endroits, quelques applaudissements, quelques sifflets : la projection de presse du Redoutable, samedi 20 mai, de Michel Hazanavicius, n’entrera pas dans la chronique des scandales cannois. Pourtant le film s’attaque, se moque de, pastiche, caricature et réimagine Jean-Luc Godard, sujet et objet avec lequel d’habitude, en pays cinéphile, on ne rigole pas. Le Redoutable emprunte son titre au premier sous-marin nucléaire français, lancé en 1967. Un reportage radio qui relate sa première croisière fournit au film son leitmotiv : « Ainsi va la vie à bord du Redoutable. » C’est une de ces phrases codées qu’on utilise à intervalle régulier entre amoureux, en l’occurrence Jean-Luc Godard et Anne Wiazemsky, dont le film raconte l’amour et le désamour, en 1967 et 1968. Le scénario est adapté des deux livres de souvenirs d’Anne Wiazemsky – Une année studieuse et Un an après. S’il ne s’agissait que de cela, d’une comédie sentimentale, Le Redoutable serait un film plutôt réussi. Louis Garrel et Stacy Martin vont aussi bien ensemble que leurs modèles, et Michel Hazanavicius les filme tantôt comme Truffaut filmait Jean-Pierre Léaud et Claude Jade dans Domicile conjugal, tantôt comme Piccoli et Bardot dans Le Mépris. Insoluble contradiction Les références accumulées dans la phrase précédente ne sont pas seulement, pour une fois, le signe de la pédanterie du critique. Elles sont aussi le symptôme de l’insoluble contradiction, pour reprendre un terme en vogue à l’époque, qui finit par défaire le projet de Michel Hazanavicius. Depuis ses débuts, le réalisateur s’est servi du cinéma existant pour fabriquer d’autres films : les classiques hollywoodiens doublés et remontés de La Classe américaine, les nanars français parodiés dans OSS 117, le cinéma muet tardif pastiché avec amour dans The Artist. Or Le Redoutable a pour personnage central l’un des plus grands inventeurs du cinéma moderne. Cette quête jamais assouvie de nouvelles façons de faire du cinéma n’a jamais séparé le propos de la forme, le vocabulaire de la syntaxe. Au moment où Hazanavicius s’empare de ce personnage (et l’auteur du Redoutable ne prétend pas faire œuvre d’historien), Godard est en phase de réinvention, ce qui pèse sur son couple (après tout, Anne Wiazemsky est comédienne et la perspective d’un cinéma sans personnages, sans récit, sans acteurs ne lui offre pas un avenir radieux) et lui fait tourner le dos à ceux et celles qui avaient fait un bout de chemin avec lui. C’est une affaire sérieuse, qu’il n’est pas interdit de traiter sur le mode comique, encore faut-il trouver la juste distance, le juste regard sur le moment que l’on tente de saisir. En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes-2017/article/2017/05/22/le-redoutable-cliches-de-godard-en-mai_5131462_5121360.html#zPCfvdfOUc4CHXsK.99 Le Redoutable est un film à grand spectacle quand il met en scène les manifestations de Mai 68. Cette ampleur – du cadre, de la figuration – est pourtant démentie par la dynamique des séquences de combat de rue qui ne sont que déroutes cocasses des contestataires. De toute évidence, Michel Hazanavicius ne prend pas au sérieux le fond de l’affaire. De l’intervention de Godard (et Truffaut, et Malle, et Resnais…) à Cannes, il ne retient que la déception (fictive) de Michel Cournot (Grégory Gadebois, ce qui pour un collègue de feu Michel, devenu par la suite critique de théâtre au Monde, est assez déconcertant). Cournot se plaint de n’avoir pu « faire naître » son film à Cannes, comme Hazanavicius y vit naître The Artist (et y mourir The Search). Des débats de ce mois-là, l’auteur d’OSS 117, Rio ne répond plus ne retient que les formules les plus creuses, les moments de ridicule. Des expériences de cinéma autogéré à la prise de pouvoir de la plèbe aux dépens des vrais artistes. Joli objet pop Si l’on refoule cet aspect du Redoutable, cette tentative de portrait de l’artiste en période de mue, qui ne s’approche jamais tout à fait de son sujet, si l’on oublie l’état civil du personnage à l’écran, celui avec les lunettes noires et le léger accent, le film est un joli objet pop. Parmi les emprunts à Godard, il y a une palette aussi stricte que celle de Pierrot le fou, sauf qu’elle est ici bleu, blanc, rouge (on se gardera de toute exégèse). Mais il y a aussi des inventions charmantes comme cette scène de ménage polyphonique faite de propos anodins sur la bande-son pendant que les sous-titres livrent un bulletin de santé inquiétant quant à l’état du couple Godard-Wiazemsky. L’emballage d’époque est impeccable et mieux vaut ne pas en défaire les nœuds.

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