Nous l’avions rencontré il y a un peu plus d’un an, au moment de l’enregistrement de son premier album. Depuis, le Californien Lawrence Rothman, 35 ans, a peaufiné son style en studio. Une entreprise pharaonique quand on sait qu’il a dû répondre aux attentes des nombreux alter ego qui sommeillent en lui. Trente-trois au total, nous confie-t-il, mais seulement neuf d’entre eux s’expriment sur le disque. On vous présente Aleister, Christopher, Darrell Bitchboy, Elizabeth, Hooky, Kevin, Truman, Orion et Natucket.
Oz Vs. Eden
Difficile d’identifier qui se trouve en face de nous ce jour-là. Caché derrière de grosses lunettes noires, sa silhouette perdue sous un long par-dessus, Lawrence Rothman brouille les pistes et joue à se mettre en scène. On apprendra plus tard qu’il s’agit de Darrell, un « gentil » garçon qui aime la mode et fabrique des marionnettes. Chacun de ses doubles « maléfiques » a son histoire, son caractère, son uniforme et ses vices cachés. Lawrence change ainsi d’humeur et de style au gré de leur manifestation. Ce ne sont pas des personnages imaginaires, mais bel et bien l’expression de son moi profond. Il s’explique : « Ils m’apparaissent en rêve ou quand je médite, dans ces moments où je suis profondément détendu. Ils sont différentes versions de moi-même, mais peuvent aussi incarner des personnes défuntes de mon entourage. » Observons-les sous l’objectif de Floria Sigismondi (David Bowie, Marylin Manson, The White Stripes), son unique collaboratrice dans la réalisation des clips.
L’un des alter ego de Lawrence Rothman : Aleister
Natucket, cheveux et barbes d’un blanc peroxydé, révèle un penchant pour l’opulence et la luxure dans le clip California Paranoia (feat Angel Olsen). Aleister est un « bad ass » tatoué, leader d’un gang de bikers à Los Angeles et rejoint par Soko dans le clip Users. Il y a aussi Hooky, le dealer, et Truman, l’épicurien, un mélange de Clark Gable pour la moustache et George Clooney pour la frime. Kevin, le personnage aux cheveux roux de Oz Vs. Eden (feat Charlie XCX), est probablement le plus effrayant de tous. D’une timidité maladive, il est aussi profondément manipulateur et pousse Christopher à la folie. Il embrasse aussi son côté féminin sous les traits d’une Elizabeth Taylor obsédée par les diamants dans Montauk Fling. Orion est le chef d’orchestre barré de ce joli petit monde, une nouvelle identité dévoilée dans son dernier clip Wolves Still Cry. Fan absolu du prestidigitateur Harry Houdini, Lawrence est passé maître de l’illusion. Il a toujours aimé se déguiser. Un goût du travestissement hérité de Prince, depuis ses premières scènes quand il faisait le grand écart entre punk et hip-hop.
L’un des alter ego de Lawrence Rothman : Hooky
Cet artiste aux faux airs de diva a grandi à Saint-Louis. Il fait l’expérience de la fluidité du genre dès son plus jeune âge, au grand dam de son paternel, ancien chanteur et trompettiste de jazz. Ce dernier le traite de « chocotte » et l’oblige même à se faire pousser la barbe pour répondre au diktat de la masculinité obligée et paraître plus viril. Le jeune adolescent qui se reconnaît à peine dans le miroir s’inflige les pires cicatrices, en se rasant à blanc dans les toilettes de son école. Il trouve un premier exutoire dans la peinture qu’il pratique dès ses 14 ans en guise de thérapie. « J’ai toujours senti que plusieurs personnes cohabitaient en moi. Ma mère a d’abord pensé à une crise identitaire, alors elle m’a emmené voir le Rabbin — nous sommes de confession juive. Il l’a rassuré, lui disant que j’étais simplement créatif. Mais au fond de moi, je savais que ça allait plus loin que ça. » Sa mère est son premier soutien, mais ça ne l’empêche pas de quitter le domicile familial prématurément à l’âge de 16 ans. « J’aurais pu choisir de réprimer mon Moi profond, mais au lieu de ça, j’ai préféré l’assumer. »
Wolves Still Cry
Se retrouvant sans ressources, il emménage chez son cousin à Chicago. Là, il fréquente des gens plus âgés et multiplie les expériences en tout genre. Excès, sexe et drogue. Il met un nom sur le fait de se sentir ni homme ni femme, la non-binarité, et trouve son Eldorado à Los Angeles. « C’est une ville pleine d’incertitudes, mais j’ai trouvé ma voie dans ce mélange de bizarreries. Je l’appelle la ville ensoleillée pour les personnes louches, comme moi (Rires). » Quand ses parents s’y installent il y a trois ans, il voit là l’occasion de faire une dernière mise au point. Sans succès. Déprimé, il s’exile pendant un mois dans le désert de Joshua Tree avec pour seuls compagnons de route ses lectures du moment, Sexus, Plexus et Nexus d’Henry Miller, Junky et Queer de Williams S. Burroughs, et Sarah de JT Le Roy. Producteur dans l’ombre d’autres artistes (Angel Olsen), il puise la force nécessaire pour concrétiser son projet musical et sortir son premier album, The Book of Law, aussi flamboyant que la personnalité de son auteur. Ses visages au pluriel nous font froid dans le dos et révèlent en même temps la part sombre qu’on a bien cachée au fond de nous, et du même coup nos fantasmes les plus intimes. L’expérience est totale et spirituelle pour cet adepte du chamanisme et de la méditation transcendantale. « De cette introspection naît ma musique », résume-t-il.