Art et inclusion : une ombre au tableau ? 

Dans le cadre de notre premier talk de la rentrée en partenariat avec Soho House Paris, nous nous sommes posé.es la question de l’inclusion dans l’art. Pour y répondre, Pascal K Douglas, rédacteur-en-chef de PAUL.E, a convié Delphine Diallo, Enfant Précoce et Claude-Emmanuelle Gajan-Maull à la table de la discussion.

Nous sommes le mardi 4 octobre, il est 20h. Installé.es au cabaret du Soho House, dans le 9èmearrondissement de Paris, le talk démarre avec, sur scène, trois invité·es de choix : Delphine Diallo, Enfant Précoce et Claude-Emmanuelle Gajan-Maull. L’une est photographe, l’un est peintre et l’autre artiste plasticienne, modèle et actrice; mais tous·tes manient plusieurs cordes à leurs arcs et ont été amenés à réfléchir et à vivre l’inclusion à l’intérieur et à la périphérie de leurs pratiques artistiques. Temps forts.

 

L’inclusivité dans l’art : des parcours individuels

PK : Afin que le public puisse appréhender vos singularités, j’aimerais vous demander quels ont été vos parcours personnels; et à quel moment vous vous êtes senti.es à votre place ?

Delphine Diallo : Je suis entrée dans le milieu de l’art il y a douze ans. Pour moi, New York a été hyper positif, c’est là que tout a commencé. Et aujourd’hui, il y a une nouvelle aventure artistique qui commence. La question de la recherche de diversité et d’inclusion est vaste. Beaucoup de gens pensent que l’inclusion c’est une trend, mais c’est tout le sujet de mon travail, de montrer que ce n’est pas que ça. Oui, il y a énormément de « tokenisme » : il y a des gens qui ont besoin de moi pour remplir les quotas. Mais peu importe ! Pour moi, l’important c’est de trouver des gens qui veulent travailler sur le long terme. Et aujourd’hui, à New York, on est passé à une nouvelle étape : les gens ne regardent plus la couleur de la peau. Mais il faut encore qu’iels avouent leurs limites dans cette réalité. Il faut qu’iels admettent qu’avant, iels ne voyaient pas le problème.

© Delphine Diallo
© Delphine Diallo

Enfant Précoce : Moi, de base, je viens de banlieue parisienne. Paris c’est une ville super, on rencontre plein d’artistes, on apprend d’elleux ce qu’on veut faire et iels nous inspirent. Personnellement, ma prise de conscience autour de l’art a commencé au décès de mon grand-père. Et j’ai arrêté de donner mon temps à d’autres emplois en 2017. Parce que quand on veut quelque chose, il faut y croire. Dès qu’on a une pratique qu’on affectionne, il faut la travailler chaque jour. Alors, j’ai commencé à peindre tous les jours. Je galérais à payer mon loyer mais c’était tous les jours une victoire.

Claude-Emmanuelle Gajan-Maull : C’est drôle, avec Enfant Précoce on travaillait ensemble à l’époque et je me rappelle qu’on se disait, en salle de pause, qu’on voulait devenir des artistes. Et c’est ce qu’on est devenu·es ! Pour revenir un peu sur mon parcours, j’ai grandi à Perpignan et c’était assez dur. Ce qui m’a sauvé, moi, c’est les subcultures avec l’arrivée d’Internet. J’étais une grande fan des milieux goth, batcave, punk, cybergoth… J’y ai trouvé une nouvelle façon de me construire, et c’est là que sont arrivées dans mon travail plastique les questions d’identités. J’ai ensuite été aux Beaux-Arts, où j’ai découvert la philosophie, les sciences sociales et les sciences politiques. De fil en aiguille, j’ai rencontré des personnes transidentitaires et c’est devenu mon sujet principal, j’ai passé mon diplôme, j’ai été major de promo. Mais lorsqu’il a été question d’exposer mon travail, il était censuré en permanence. Je suis ensuite arrivée à Paris et là, j’ai été castée pour un film. Je l’ai fait et c’est à ce moment-là que ma vie en tant qu’artiste a changé.

© Claude-Emmanuelle Gajan-Maull
© Claude-Emmanuelle Gajan-Maull
© Claude-Emmanuelle Gajan-Maull

De la visibilité à l’inclusivité réelle

PK : Avec ce que tu dis, Claude-Emmanuelle, on se rend compte que la représentation est très importante. Toi, Delphine, c’est pareil. En tant que femme noire, tu as envie de représenter la femme – et notamment la femme noire – autrement. Peux-tu nous en dire plus ?

DD : Là on rentre dans le sujet (rires). Dans la représentation des femmes dans l’histoire, il y a très peu de femmes noires. Et dans les peintures, elles sont représentées comme des esclaves. Au cours du temps, la représentation de la femme a toujours été en tant qu’objet, et personne ne s’est posé la question. Au XXIème siècle, c’est le moment où il faut que l’énergie divine prenne sa place. En tant que femme métisse, je me suis rendue compte que les gens me percevaient comme un objet exotique. En Europe, on n’arrive même pas à se voir comme autre chose que des objets… C’est pour ça que je suis partie et que j’ai commencé à prendre des photos des femmes noires que je rencontrais autour de moi. De cette transformation que je fais par l’image, je leur donne un pouvoir réel, dans le monde physique. Et j’ai la preuve après 15 ans que ça marche. Si on prend toutes les femmes qui ont posé dans mon livre DIVINE, elles diront toutes que ces photos les ont aidées à voir leur lumière.

PK : Effectivement. Entre cette visibilité ou ces représentations et l’inclusivité réelle, il y a quand même un pas. Un pas lié à la présence de personnes dites racisées dans cet effort de représentation, mais aussi au sein même des institutions qui régissent la possibilité de médiation. Enfant Précoce, quel regard portes-tu sur ce milieu de l’art, sur les galeries, les institutions artistiques, celleux qu’on appelle les gardiens du temple ?

EP : Les gardiens du temple restent toujours les gardiens du temple. C’est quelque chose qu’ils ne vont pas lâcher… Quand je suis revenu de la Biennale de Dakar, j’avais envie d’être exposé mais ce sont les gardiens qui décident. Donc, je suis revenu à Paris avec beaucoup d’idées et, n’ayant pas la possibilité de les présenter en galerie, j’ai voulu taper aux portes et montrer la réalité des artistes niches de ma génération. Je me suis retrouvé à présenter mes tableaux dans la rue avec une pancarte « Exposez-moi ». Ce happening, je l’ai fait car c’est compliqué de rentrer dans ce milieu. Ça marche beaucoup par bouche à oreille et peu de gardiens du temple viennent voir un travail différent. D’autant plus que moi je suis autodidacte ! Le milieu de l’art est tellement fermé que je me retrouve à être starifié, notamment sur les réseaux sociaux, sans appartenir au milieu pour autant. Après cette performance, plein de galeries m’ont approché mais aucune ne m’a exposé… Donc, ce que je comprends, c’est que selon les gardiens du temple, je n’ai pas encore l’étoffe. Alors, j’ai décidé de continuer à bosser et de faire ce que je fais de mieux : peindre et raconter ma vision de ce monde, de ce monde fucked up dans lequel on vit et qui ne donne pas envie souvent. Peut-être qu’on aimerait voir un meilleur monde, mais à chaque fois il y a des exemples qui nous montrent que c’est compliqué…

© Enfant Précoce
© Enfant Précoce

DD : Il y a un meilleur monde. C’est une vieille société qui ne veut pas changer de forme, qui contrôle la narration, veut garder les mêmes gens à la porte, limite l’accès à la pure création… Mais même ces gens-là, ils n’ont aucune autorité, finalement. En tant qu’artiste, quand ton art est connecté à toi-même, personne n’a d’autorité à part la tienne. Il faut rester fier·e de soi, ils n’ont pas la vibe, c’est tout ! (rires)

 

Quels champs d’actions à explorer et initiatives à soutenir ?

PK : Du coup, on se demande à quoi ressemblerait vraiment une inclusivité réelle ? Plutôt que de chercher une légitimité dans les institutions, ne faudrait-il pas créer sa propre table pour sortir de ce jeu pipé ? Et notamment sur les réseaux sociaux, qui se révèlent un espace d’expression et de médiatisation extraordinaire…

DD : En tant qu’artiste, quand on est arrivé·es sur les réseaux sociaux, ça a été positif. Ça permet aux gens de comprendre ce qu’on fait. La valeur ajoutée passe par l’aventure de l’artiste ! Ça permet aussi de s’émanciper des agents car les collectionneur·ses peuvent te contacter directement. Ça met en colère les galeristes car iels perdent le pouvoir… C’est pour ça qu’iels gardent les portes fermées. À l’inverse des réseaux sociaux qui permettent, eux, de voir toute la diversité des artistes et l’inclusion qui n’est pas encore rentrée dans les mœurs et dans la narration des galeries.

PK : Toi, Claude-Emmanuelle, toi qui est à l’intersection du modelling et de l’acting… Qui aimerais-tu voir dans les coulisses, qui pourrait te donner des opportunités ?

CE : Moi, il faut savoir que je suis une personne tout le temps en colère. Quand je me lève le matin, je vois de l’injustice et je passe tout de suite à l’action. Au début, j’ai été un objet, un outil, en tant qu’actrice ou dans le milieu de la mode. Je le voyais dans la façon dont on me percevait. Par exemple, on me bookait souvent pour des jobs au mois de juin, pour le Pride month. J’ai compris qu’il y avait un problème du côté des équipes. Et on est plein dans mon cas ! Alors, depuis le début de l’épidémie de Covid, j’ai motivé toutes ces personnes concernées à devenir acteur·rice plutôt qu’outil. J’ai encouragé tout le monde à devenir photographe, designer, directeur·rice de casting… à venir prendre les métiers des personnes qui pensaient avoir du pouvoir parce qu’elles étaient privilégiées dans une société patriarcale, validiste, blanche, cisgenre. Et c’est par ce biais-là que, moi, j’arrive à changer les choses. Je veux reprendre ma place, m’emparer de ces sujets et les mettre aux yeux de tout le monde.

PK : L’idée, c’est d’être agent.e de changement et de prendre le pouvoir, sans attendre qu’on nous le donne…

CE : Tout à fait. Et j’ai une dernière chose à dire aux personnes qui se sentent victimes de la société : lorsqu’on est un sujet minoritaire, il ne faut pas se laisser faire. L’essence de soi-même, c’est de combattre et de ne jamais s’excuser pour avoir le droit de marcher dans la rue. Tu me fermes la porte ? Je vais chercher une hache et je vais la défoncer.

Propos retranscris par Clémence Bouquerod suite au talk « L’art de l’inclusion : une ombre au tableau ? » modéré par Pascal K Douglas.

Vous pourriez aimer...